Un dauphin parmi les dauphins.
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Mon long cri de dauphin n’est pas resté sans réponse. Très vite des dauphins ont répondu à mon appel et m’ont accueilli en chanson.
Nous sommes le Joyeux-Escadron-Delphique
Une joyeuse drille de copains de l’Atlantique
Nos frères ce sont les dauphins de partout
Nos cousins sont les baleines et les marsouins
Nos amis sont dans les océans et partout.
Notre devise c’est la vie, la joie et les câlins !
Cette chanson m’a réchauffé le cœur et je me suis détendu et je n’ai plus eu peur ; c’est comme si j’étais dans l’océan depuis des années et j’étais né dedans. Le chef du Joyeux-Escadron-Delphique me dit qu’il s’appelle Siquirou et moi je lui dis je suis le Dauphin-Qui-Vient-Du-Ciel. Quand les dauphins entendent ça, ils rient tous ensemble, et me demandent pourquoi je venais du ciel et où est-ce que je voulais aller en venant du ciel et je leur dis que je suis le Demi-Frère-des-Dieux et je veux visiter la terre des hommes située au bord des eaux tempérées. Ils ont compris où je voulais aller et me disent que j’allais au delà de la Mer-de-tous-les-déchets. Ils n’avaient pas l’intention d’aller aussi loin mais comme j’étais un des leur, ils ont accepté de me conduire. Avant d’entreprendre ce long voyage, ils ont quand même voulu me montrer un peu la vie des océans. Siquirou a pris les devants « Frère-Qui-Vient-Du-Ciel, dit-il, nous allons t’apprendre un peu sur la vie dans les océans. » C’est ainsi que j’ai suivi le Joyeux-Escadron-Delphique, sans leur dire que j’étais un homme et pourquoi je voulais visiter la terre des hommes et comment je voulais la visiter.
A cause de sa devise, le Joyeux-Escadron-Delphique n’était pas pressé de m’emmener à bon port. De-ci, de-là, il avait toujours un problème à régler et nous sillonnions les mers dans tous les sens. Les premiers jours, j’appris à me déplacer dans l’océan avec agilité, à respirer comme les dauphins en portant mon visage à fleur d’eau, à émettre des clics lents pour repérer un objet au loin et des sons si faibles que je n’aurais même pas pu m’entendre si j’étais devenu un homme. Pour la nourriture, il n’y avait pas de problème : on se nourrissait de poissons frais et de calmars. Petit à petit j’apprends à connaître les plantes et les animaux de l’océan : les algues, les coraux, les étoiles de mer, les goémons, les varechs, les, coquillages, les crustacés, les madrépores, les méduses, les oursins, et les poissons sans oublier les albatros, les cormorans, les mouettes et les pingouins. J’ai appris tout ça en plongeant sous l’eau et en nageant ou en faisant des bonds hors de l’eau avec les dauphins du Joyeux-Escadron-Delphique. Ils m’ont appris aussi à éviter les dards venimeux des raies, la décharge des torpilles, les piqûres des guêpes de mer et surtout les filets des hommes. Pour les filets, Siquirou avait peur pour moi parce que bien souvent des dauphins, des marsouins ou même des baleines se font prendre dans les filets des hommes. Il m’a parlé de toutes sortes de filets : les filets droits aux mailles fines qui sont maintenus à la verticale grâce à des poids en bas et des flotteurs en haut ; les filets dérivants qui sont laissées en haute mer pour capturer les thons, les calmars et les saumons ; les filets au fond fermé, et les filets en entonnoir avec une queue. Pendant tous les jours où Siquirou et ses amis me racontaient tout ça, je n’ai pas cessé d’avoir peur même si j’étais bien entouré et bien protégé. Peu à peu au fur et à mesure que nous montions vers le nord, je commençais à comprendre que la jungle était partout, même dans le fond des océans parce que les animaux des mers se mangeaient entre eux, et surtout parce que de la main de l’homme aucun animal marin n’avait de chance d’échapper, et les pièges qui leur étaient tendus dans les eaux n’avaient rien à envier à la cruauté des pièges des braconniers de la Jungle. Je me rendais compte peu à peu que j’étais dans une Jungle bleue, liquide et salée ; et je rendais grâce au Joyeux-Escadron-Delphique de sa protection.
Un jour, vers la troisième semaine de mon voyage dans les profondeurs de l’océan, nous croisons deux baleines un mâle et une femelle qui allait avoir un enfant. C’étaient Namwata et Motoko, un couple que Siquirou et les membres du Joyeux-Escadron-Delphique connaissaient bien. Les deux baleines étaient ensemble, paraît-il, depuis plus d’une dizaine d’années. Quand Siquirou les a vus, il s’est écrié :
« Voici Namwata et Motoko, nos cousins de la tribu des Cétacés !
— A ce que je sens, dit un autre dauphin, Motoko va avoir un bébé.
— Très juste, il faut leur ouvrir un chemin, dit Siquirou »
Le Joyeux-Escadron-Delphique ont l’habitude de guider les baleines vers leur destination en faisant diversion avec leurs cris et leur ballet pour les protéger des attaques des hommes ou leur éviter d’échouer parfois sur les plages des îles. Sur ordre de Siquirou, le Joyeux-Escadron-Delphique s’est scindé en deux. La première moitié a devancé les baleines de plusieurs centaines de mètres et la deuxième moitié les suivait à peu près à la même distance. Moi, j’étais à côté de Siquirou et nous étions derrière Namwata et Motoko. Les deux baleines allaient du côté des mers du sud et nous les suivions et les dauphins chantaient des chansons pour apaiser les douleurs de Motoko et rassurer Namwata. A plusieurs reprises, nous avons rencontré des catamarans et des canoës, parfois même des bateaux à moteur équipés de canons harpons qui s’approchaient et comme ils ne voyaient que des dauphins sautant et crachant à fleur d’eau, ils contemplaient notre ballet jusqu’à ce qu’ils en avaient assez, alors ils s’éloignaient sans porter malheur en cherchant les baleines bien loin cependant qu’elles étaient là sous les profondeurs de la mer. Mais une fois que les hommes nous guettaient, Motoko ne pouvait plus continuer à rester longtemps sous l’eau sans respirer. Elle est apparue à la surface en lançant une colonne d’eau et d’air. Les hommes en voyant ça ont su qu’il y avait des baleines et l’un d’eux à donné l’alerte en criant, et les harponneurs ont commencé à lancer leurs harpons. L’attaque était foudroyante. Dans son état, Motoko avait du mal à s’échapper ; malgré sa fuite, elle a été touchée et après un long combat inégal, elle a été tuée avec son bébé et les hommes les ont tirés vers le rivage. Namwata a pu s’en tirer avec un harpon fiché dans sa queue et un autre dans sa tête. Avant de s’enfuir, fou de douleur, Namwata a chargé furieusement le bateau des pêcheurs et l’a renversé. Le capitaine en est réchappé avec une jambe broyée, et deux de ses hommes d’équipage ont péri. Dans cette bagarre terrible entre les baleines et les hommes, nous autres dauphins, nous ne pouvions rien faire. Nous étions gênés et affligés par cette méchanceté des hommes parce que les baleines savent que les dauphins sont aussi les amis des hommes, et ils les appellent les « chiens des océans. »
Namwata souffrait dans sa tête, dans sa queue et dans son âme. Tous les membres du Joyeux-Escadron-Delphique et moi-même nous le suivions en direction des eaux tempérées, lui prodiguant soins et encouragements, espérant que ses souffrances allaient s’apaiser. Mais au fur et à mesure que les jours passaient, la souffrance de Namwata grandissait, et les élancements dans sa tête le mettaient hors de lui. Les dauphins ne savaient plus quoi faire pour aider Namwata, ils n’avaient pas de mains pour enlever les harpons fichés dans sa tête et dans sa queue. Alors, ils se sont tournés vers moi. « Frère-Qui-Vient-Du-Ciel, me dit Siquirou, ne peux-tu nous aider à soulager les douleurs de notre cousin ? » A cette question, je réfléchis un moment, et je dis que je pourrais aider Namwata à enlever les harpons qui le dérangeaient. Et j’ajoute que je savais que Namwata, une fois libéré de ses harpons irait se venger contre les hommes qui ont tué sa compagne et son bébé mais moi je ne voudrais plus être de ce combat-là parce que j’étais pressé de rejoindre les côtes des eaux tempérées. Siquirou me dit que si je soulageais Namwata de ses harpons, peu importait ce que Namwata voudrait faire par la suite, le Joyeux-Escadron-Delphique me conduirait sans attendre jusqu’aux côtes des eaux tempérées. Alors je leur ai parlé de mes pouvoirs. J’ai dit toute la vérité sur moi et ils ont su que je n’étais pas un vrai dauphin tombé du ciel mais un homme qui était devenu un dauphin parce que d’autres hommes l’avaient précipité dans le vide à partir d’un avion qui passait au dessus de l’océan. En entendant mon histoire, les dauphins ont encore eu un peu plus peur des hommes. « Ah, quelle cruauté, dit Siquirou, l’homme est-il né le jour du mal ? » Les autres dauphins ont ri mais moi j’étais occupé à réfléchir, je ne savais pas comment faire pour aider Namwata. Je savais qu’avec ce que les hommes lui avaient fait il n’y avait pas moyen de le convaincre qu’un autre homme allait lui enlever les harpons fichés dans sa tête et dans sa queue. Pour cela, je courais un risque de devenir un homme ; et je ne pouvais pas non plus utiliser mon zindôbô pour devenir un homme invisible parce que, être invisible pour les hommes, ne veut pas dire la même chose pour les baleines et les dauphins car ces animaux ne voient pas avec leurs yeux mais avec leurs oreilles. Alors, j’ai utilisé ensemble mon kanlinbô et mon toglôbô. Avec mon l’un j’étais devenu un homme puis aussitôt avec l’un et l’autre combinés, je suis devenu un singe qui peut rester sous l’eau, puisque le pouvoir du toglobô permet de me déplacer dans l’eau comme un poisson. Comme je suis devenu un singe nageur, Namwata n’a pas vu en moi un homme. Les baleines savent distinguer la moindre différence entre les êtres et les choses. Namwata m’a laissé m’approcher de lui et je suis grimpé sur son dos. J’ai d’abord enlevé le harpon qui était fiché dans sa tête parce que ce harpon-là lui faisait plus mal et ensuite j’ai rampé sur toute la longueur de son immense corps et à l’aide de mes mains de singe, j’ai encore arraché le deuxième harpon qui était fiché dans sa queue. C’est ainsi que j’ai libéré Namwata de ses harpons, et je suis devenu à nouveau un dauphin. Une fois soulagé, Namwata était content, mais il n’avait pas oublié tout le mal que les hommes lui avaient fait et il voulait à tout prix se venger et le Joyeux-Escadron l’a escorté quelques heures, ensuite nous l’avons laissé quand il a pris le chemin des côtes fréquentées par les hommes et leurs terribles bateaux de pêche en criant : « Akab ! Tu me le paieras, Akab ! »
A suivre
Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
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