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Nous et les Thaïlandais
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La Thaïlande, pays d'Asie dont le territoire couvre 514 000 km², et compte environ 65 millions d'habitants a récemment défrayé la chronique par une vicissitude politique irrégulière : le coup d’Etat militaire du 19 septembre 2006, qui a renversé un gouvernement démocratiquement élu. Il faut dire qu’en Thaïlande, le dernier putsch remonte à 1991 dans un pays qui en a connu 18 depuis 1932, date capitale pour son expérience démocratique.
Pour nous autres Béninois du Renouveau Démocratique cette vicissitude nous interpelle. Depuis 16 ans en effet, nous essayons de consolider les bases de la démocratie dans notre pays et comptons les années qui nous séparent des errements politiques, des coups d’Etat et autres révolutions globalement improductifs, dans lesquels avons été fourvoyés trois belles décennies durant. Nous sommes jaloux de notre démocratie parce que nous pensons que sans être un système idéal ni une fin en soi, la démocratie réalise les conditions politiques nécessaires pour notre développement économique, social et humain, bref, la prospérité de notre cher pays, riche de ses hommes et de ses ressources, et qu’il faut maintenant mettre au travail pour réaliser le bonheur de tous.
De ce fait, nous sommes donc attentifs au sort et à la vie des autres démocraties en Afrique et de part le monde ; et plus important encore, les phénomènes d’alternance politique irrégulière nous interpellent. Ainsi, à l’instar de tous les Africains de notre sous-région, le premier coup d’Etat militaire en Côte d’Ivoire, premiers soubresauts d’une guerre qui n’osait dire son nom, nous chagrina. Récemment, chez nous-mêmes, la question de la tenue à bonne date des élections présidentielles de mars 2006 a tenu en haleine l’opinion pendant de longs mois, laissant entrevoir le spectre redoutable d’une confiscation violente du pouvoir. Mais par la grâce de Dieu, la mobilisation du peuple, la vigilance organisée de la Société civile, et l’esprit de responsabilité de nos dirigeants politiques, le civisme des Forces armées, le bon sens l’a emporté sur les démons du passé ; la démocratie a gagné !
Mais cette victoire, et nous ne le savons que trop, comme celle de Sisyphe sur son rocher, réside dans un perpétuel recommencement. Notre conscience de cette exigence nous rend encore plus vigilants de tout ce qui touche à la démocratie dans le monde, à commencer par le tiers-monde, ceux qui sont proches de nous d’une manière ou d’une autre.
Aussi, y a t-il il fort à parier que dans leur for intérieur, plus d’un Béninois se sont posé des questions au sujet du coup d’Etat du 19 septembre dernier en Thaïlande ; soit pour constater de manière concrète que la démocratie n’est jamais à l’abri d’une violence de cette nature ; soit pour trouver des raisons rassurantes pour accepter ce qui pourrait n’être qu’une exception. Sans doute ont-il fait chorus avec les médias et les gouvernements occidentaux qui dans leur quasi totalité, certes avec des tonalités variées, se sont inscrits en faux contre les derniers soubresauts de la vie politique thaïlandaise.
Mais que les adeptes du Renouveau démocratique se rassurent : les Thaïlandais surtout à Bangkok ont été sincèrement surpris des condamnations émises par les gouvernements et des médias occidentaux lors du coup d'Etat du 19 septembre. Dans la perception populaire bangkokienne, le renversement de Thaksin Shinawatra sans coup férir par une force symbolique n'est que la continuation d'un pacte politique national en vigueur depuis trois quarts de siècle. Ce système partage le pouvoir entre, d'une part, une classe politique autrefois dominée par les militaires et, plus récemment, par des civils, et d'autre part, le trône, recours absolu quand certaines "valeurs" sont vues comme menacées.
La "démocratie thaïlandaise", toujours embryonnaire aujourd'hui, est née en 1932 d'un putsch militaire. Un groupuscule de conspirateurs, emmenés par Pridi Panomyong, âgé de 32 ans, et composé de jeunes militaires roturiers proclama l'abolition de la monarchie absolue. Ils se réclamaient à la fois des idéaux de rationalité légale et de progrès ainsi que de l'héritage moral du roi Chulalongkorn, mort en 1910, qui avait ouvert le pays bouddhiste sur le monde extérieur. C'est l'épisode fondateur de la Thaïlande moderne.
Pridi Panomyong institua un système étatique encadré par des lois. Par des accords avec la classe marchande et les politiciens dominant la paysannerie, la cohabitation avec l'autorité monarchique fonctionna jusqu'aux soubresauts politiques de l’impérialisme japonais en Extrême-Orient.
LE "SYSTÈME DÉMOCRATIQUE" DE 1932
Par la suite, le système politique thaïlandais a reflué vers des modèles régionaux d’Asie en passant par divers avatars allant du bouddhisme autoritaire à la dictature militaire plus ou moins meurtrière, puis à une forme passablement occidentalisée de gouvernement, tout en gardant formellement le "pratchatipathai", hérité de la révolution de 1932. Ce système suppose un principe moral supérieur aux institutions et dont le roi Bhumipol Adulyadej monté sur le trône en 1946 en a reconstruit l'édifice.
En l'occurrence, M. Thaksin était accusé par les élites bangkokiennes d'avoir outrepassé les limites implicites quant aux gains personnels dérivés de la fonction gouvernante ; d'avoir confondu l'Etat avec un conseil d'administration d'entreprise ; et d'avoir compromis des années d'efforts de pacification du Sud malais et musulman - un sujet hautement lié à l'autorité royale.
L’une des raisons du coup d’Etat de septembre 2006 réside dans le fait que, après une errance de plusieurs décennies, la pensée politique des Thaïlandais réalise un compromis entre le tropisme régional asiatique et les valeurs démocratiques occidentales tournées vers l’économie de marché. Ce compromis fait que les Thaïlandais n’ont pas de la démocratie une conception idéologique mais pratique. Pour eux, la démocratie n’est pas une fin en soi et vient après le pacte politique issu de la révolution de 1932. De ce point de vue, la continuité essentielle est celle du "pratchatipathai" L'enthousiasme des Bangkokiens pour le coup d’Etat du 19 septembre repose donc sur ce principe de continuité qui autorise l'emploi de la force armée "pour la bonne cause".
Cette alliance entre le roi, les militaires et les clans bourgeois de la classe urbaine dénote d’une inquiétude devant les risques d’évolution inhérente à la politique de Thaksin plus audacieuse socialement ; et qui, si elle devait aller à son terme logique pourrait, en libérant les classes paysannes et rurales des contraintes économiques qui pèsent sur elles, leur donner du même coup du pouvoir politique au risque de déstabiliser le subtil équilibre du pacte politique.
Il va sans dire que ce que les habitants de Bangkok appellent la "révolution classique" ne fait pas l'affaire des couches défavorisées à l'intention desquelles M. Thaksin avait mis en place des programmes sociaux qu'aucun autre clan politique n'avait même ébauchés.
En revanche, pour le gros de la population de Bangkok, la "démocratie" dont M. Thaksin se prévalait était dévoyée puisqu'elle lui permettait de continuer à gérer ses affaires privées en toute impunité et de diriger le pays après avoir de facto perdu, en avril, une élection (par la suite annulée). En outre, M. Thaksin, d'origine chinoise marquée, n'était pas perçu comme un homme du creuset.
Un rapide coup d’œil sur la carte de l’Asie du Sud-est permet de comprendre la primauté du principe de continuité qui justifie le coup d’Etat du 19 septembre. En fait la Thaïlande n’est pas un royaume encerclé de régimes démocratiques, loin s’en faut. Mais la plupart de ses voisins jouissent d’une stabilité politique que peuvent envier certaines démocraties. Qu’ils soient des despotismes militaires, des monarchies constitutionnelles à imprégnation religieuse (bouddhique ou islamique), ou même des dictatures communistes, les pays de l’Asie du Sud-est savent conjuguer prospérité économique et stabilité politique. Or ce qui rend possible cette alchimie improbable sous d’autres cieux réside dans les variantes du même principe de continuité politique ou de soumission à un ordre supérieur plus ou moins négocié et dont l’autoritarisme est souvent la rançon d’un paternalisme éthique. Le Vietnam offre un exemple éclairant.
L’essor économique du Vietnam
Le Vietnam - 83 millions d'habitants, 330 000 km² - pourrait être admis au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), bientôt. Si l'économie du Vietnam est en légère perte de vitesse, elle reste l'une des plus dynamiques d'Asie du Sud-est. La croissance pourrait atteindre 8,13 % en 2006, selon les dernières données du département des statistiques, en légère baisse par rapport aux 8,4 % de 2005. Ces dix dernières années, la croissance a, en moyenne, atteint 7,2 % par an.
Le Vietnam, dont l'objectif est de dépasser son statut de "pays à faible revenu" (875 $ par habitant par an) d'ici à 2010, est encore loin de son but : le revenu par habitant y est aujourd'hui de 620 $ par an.
Cela dit, depuis 1990, le pourcentage de la population sous le seuil de pauvreté, établi à 1 $ par jour, est tombé de 51 % à 8 %, sans s'accompagner d'un accroissement des inégalités. L'indice de Gini, qui mesure les disparités de revenus, est resté stable, à 0,37, contre 0,35 en 1998, selon la Banque mondiale. La baisse rapide du nombre d'habitants vivant sous le seuil de pauvreté a coïncidé avec un transfert massif des travailleurs agricoles vers les autres secteurs : en huit ans, ils sont passés de la moitié de la population en âge de travailler à moins de 40 %.
Dans le même temps, la part des exportations dans la croissance a plus que doublé. Et si les ventes à l'étranger de produits agricoles, voire électroniques, ont baissé depuis 2000, celles du secteur textile ne cessent de gagner du terrain.
La banque HSBC, dans un rapport publié en septembre, estime que les agences de notations financières devraient, dans un délai de six à neuf mois, revoir leur notation à la hausse pour attribuer la note de BB/stable au Vietnam, "en raison de son économie robuste, raisonnablement tournée vers l'extérieur, de sa stabilité politique et de ses avancées en matière de réformes structurelles".
La Thaïlandaise : un pôle économique régional
A l’instar du Vietnam, l’économie thaïlandaise se porte elle aussi très bien. Plus que jamais, et surtout grâce aux efforts du gouvernement, le pays est considéré comme un pôle économique régional. D’une certaine manière, le renversement de Thaksin par l’armée, peut être vu comme la rançon de son succès.
Depuis 2001, le Produit intérieur brut (PIB) de la Thaïlande enregistre des taux de croissance particulièrement soutenus : 6,9% en 2003, 6,1% en 2004 et 4,5% en 2005. La croissance prévisionnelle du PIB pour 2006 est d'environ 5,0%. Le dynamisme de l'économie thaïlandaise repose sur une demande interne robuste (consommation et investissements privés), qui la rend moins sensible que certains de ses voisins aux à-coups de la demande mondiale. Ces bonnes performances ont permis au royaume de s'affirmer comme puissance économique régionale.
L'industrie exportatrice demeure le deuxième poumon économique du pays : la Thaïlande est particulièrement compétitive dans l'industrie agroalimentaire, le tourisme et certaines activités électroniques ; elle attire également de nombreuses multinationales qui se servent de leur filiale thaïlandaise comme base d'exportation régionale voire mondiale.
Grâce à un pilotage fin de sa politique économique, le gouvernement a largement contribué aux performances actuelles. Selon une stratégie baptisée " dual track " (la voie double), le gouvernement ajuste son soutien en fonction de la conjoncture internationale : en période de ralentissement, les dépenses publiques soutiennent la consommation ; en période plus favorable, le rythme des dépenses diminue et le gouvernement peut s'attaquer aux réformes plus structurelles. Cette politique est rendue possible par la situation remarquable des finances publiques : l'élargissement de la base fiscale conjugué à l'augmentation naturelle des revenus (du fait de la conjoncture) va permettre au gouvernement de mettre un terme au déficit budgétaire dès 2003.
Toutefois, pour atténuer l'impact du ralentissement de 2005, les autorités ont mis sur pied un vaste programme d'investissements publics destiné à moderniser en profondeur les infrastructures du pays. Outre un effet positif pour la croissance, ces projets vont naturellement créer de nombreuses opportunités d'affaires.
La Thaïlande a adopté une approche des plus pragmatiques face à la mondialisation. Elle en est partie intégrante et participe activement aux débats au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais afin de consolider son positionnement commercial, le royaume s'est parallèlement engagé dans plusieurs projets régionaux ambitieux qui commencent à porter leurs fruits.
Comme on le voit, deux pays à régimes politiques opposés sous le rapport de la démocratie, peuvent être tous d’égal dynamisme économique ; il va de soi que leur réussite indéniable en la matière ne se justifie pas de l’apparente opposition de leur système politique. Dès lors quelques constats s’imposent :
1. La démocratie n’est pas la condition sine qua non de la stabilité politique, encore moins du progrès économique.
2. La démocratie embrasse une méthode polyvalente, des principes universels, et des valeurs culturellement situées.
3. Chaque culture possède en elle-même un socle de valeurs compatibles avec la méthode et les principes démocratiques.
4. Toute société normée qui atteint ses buts est une société dont l’organisation réalise une pondération efficiente entre les trois éléments du système démocratique que sont la méthode, les principes et les valeurs.
Du coup, il apparaît que dans l’absolu, rapporté à ses composantes et non à son essence, il n’y a pas de société au monde, pour autant qu’elle soit normée, dont le fonctionnement ne participe à quelque degré de la démocratie.
A l’évidence, la norme est d’essence culturelle. Dans les sociétés est-asiatiques, qui sont le plus souvent des monarchies, cette norme se réfère au paternalisme éthique d’inspiration confucianiste qui valorise la discipline, le conformisme et la concertation qui sont autant de ferments du lien social. Or si la démocratie en elle même n’est pas une condition sine qua non de la réussite économique, force est de constater que les sociétés dont les structures sociales et symboliques valorisent la force du lien social sont les plus normées ; par voie de conséquence, ces sociétés sont aussi celles dont l’organisation sociopolitique réalise une pondération efficiente entre les éléments du système démocratique.
Au total, nous autres Béninois démocrates, nous avons raison de nous intéresser au sort des autres démocraties dans le monde, aux vicissitudes qu’elles peuvent encourir mais dans le même temps nous devons aller au-delà des apparences et comprendre ce que recouvrent ces vicissitudes. Ainsi, réaliserons-nous que ce que nous désirons le plus pour notre pays – le progrès, la prospérité, la paix sociale, la justice, le respect des lois – ce n’est pas la démocratie qui nous l’apportera, mais nous-mêmes, notre volonté, l’amour pour notre pays, le respect du prochain, etc. bref tout un ensemble de valeurs que nous devons incorporer. Même si la démocratie n’est pas une fin en soi, eu égard à notre histoire, nous devons veiller sur elle comme sur la prunelle de nos yeux ; dans le même temps nous devons en concevoir une application adaptée à nos valeurs, à nos réalités et en accord avec notre être profond, sûrs en cela que c’est de cet enracinement ouvert sur le monde que dépendra la capacité de notre société d’atteindre ses buts.
Par Bayo ADEBAYO.
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
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