Le destin du clandestin
VII
Quand l’avion prit le ciel, le compartiment dans lequel ma cage se trouvait était vide. Seul, j’étais heureux de retrouver enfin le chemin qui mène vers Montcho. Je répétais à tue-tête la phrase de Monsieur Van-Dam ; je disais : « Pour Monsieur Dubosc des studios de Joinville » mais deux hommes étant à l’avant de l’avion, ils ne pouvaient pas m’entendre. Au bout d’un certain temps, fatigué de répéter la même phrase, je sors de ma cage pour me détendre un peu. Depuis plusieurs semaines, je vivais en cage et j’avais une forte envie de me dégourdir les pattes. L’avion était petit. On aurait dit une grande voiture avec cinq sièges de chaque côté du couloir. Chaque siège avait deux places. Je me promène dans le couloir entre les deux rangées. Comme ma cage était fixée à l’arrière, je vais d’abord vers l’avant de l’avion. Je m’arrête devant un rideau rouge, et derrière le rideau, se trouvaient le pilote et le boxeur. Les deux hommes parlaient dans une langue inconnue de moi. Je ne savais pas ce qu’ils disaient, mais j’étais content de voir que chaque seconde qui s’écoulait me rapprochait de Montcho. Plus d’une fois, j’ai failli parler. Je voulais dire la phrase de Monsieur Van-Dam, mais si je le disais, les deux hommes sauraient que j’étais à côté et peut-être, l’homme fort me remettrait dans ma cage sans oublier de la fermer et je serai à nouveau prisonnier. Monté sur un des sièges avant, le bec collé au hublot, je regardais le ciel. Des nuages, rien que des nuages dans le ciel et des milliers d’étoiles qui scintillaient. Il n’y avait rien d’autre et je ne pouvais pas savoir si l’avion se déplaçait vraiment ou s’il restait suspendu dans le ciel, comme un fruit à un arbre. De temps en temps, je sentais des mouvements comme quand on est dans une voiture qui roule sur un nid de poule ou même lorsqu’une voiture tombe dans un trou mais ça ne durait pas et l’avion devenait très vite silencieux. Je suis resté devant le hublot à regarder les nuages pendant un certain temps, après j’ai eu envie de revenir sur mes pas. En repassant devant ma cage, j’étais surpris de voir qu’elle était toujours là, ouverte, comme attendant que j’y reprenne ma place de perroquet. Mais je n’ai pas voulu entrer dedans. Au contraire, en voyant la cage, j’ai eu envie de devenir moi-même pour quelque temps, j’en avais marre d’être enfermé, depuis des semaines, dans la peau d’un perroquet enfermé dans une cage en fer. Aussitôt que j’ai pensé ça, je l’ai réalisé tellement mon envie était forte. J’ai combiné mon kanlinbô et mon zindôbo, je suis devenu moi-même et invisible. Ainsi, j’ai pu me promener dans l’avion sans risquer d’être vu par les deux hommes ; de toute façon ils ne se souciaient pas de moi ; pour eux, je n’étais qu’un joli perroquet africain, qui allait faire du cinéma au pays des Blancs et, comme ils m’avaient déjà caressé au début, ils ne voyaient pas pourquoi ils viendraient encore me déranger. Ainsi, sans avoir peur qu’ils me voient, je me rends à l’arrière de l’avion et là je vois une porte sur laquelle il y avait le dessin d’un homme. J’ouvre la porte, et j’entre à l’intérieur d’une sorte de cabinet très étroit, et là je vois un petit lavabo muni d’un robinet et devant le robinet, il y a un miroir. J’ouvre le robinet et je me lave le visage mais j’étais invisible et je ne pouvais pas me voir, alors pour me voir, j’utilise mon zindôbô et je vois que mon visage est vraiment mon visage et dans mes yeux rien n’a changé malgré mes soucis depuis la disparition de Montcho et mon voyage dans le nord. Devant mon visage que je voyais dans le miroir, j’ai commencé à penser à moi-même et après j’ai pensé à Awahou, ma dernière femme qui était la plus jeune et la plus belle de toutes mes femmes. Je pensais à elle, parce que je savais que c’était surtout pour elle que j’avais décidé d’aller à la recherche de Montcho. Plus que les autres, Awahou aimait faire l’amour plusieurs fois dans la même nuit et moi aussi j’aimais faire l’amour autant de fois qu’elle désirait. Mais quand Montcho a disparu, je ne pouvais plus la satisfaire, et j’étais navré pour cela. Après, j’ai pensé aussi à l’Auberge des Quarante et une Délices et à Nan-Guézé. Ce que Nan-Guézé m’a dit au sujet de ses amours avec Montcho m’intriguait. Je ne savais pas comment une chose pareille avait été possible Si ma mère savait ça, et si tous les membres de notre clan savaient ça, ils n’accepteraient plus Montcho dans la famille. Mais Nan-Guézé était dans le nord, et personne n’était au courant de leurs amours secrètes, alors j’étais tranquille. J’ai pensé aussi à toutes les autres filles de l’auberge de Nan-Guézé qui portaient chacune un nom des plantes avec lesquelles Montcho fabriquait mon breuvage. Mais à quoi servirait-il de connaître tous ces noms de plante sachant que Nan-Guézé voulait seulement se venger de Navo, et n’allait certainement pas me donner le sien si je ne passais pas la nuit dans sa chambre ?
J’ai quitté le cabinet en pensant à Zhalia et c’est avec la pensée de Zhalia dans ma tête que je suis allé m’asseoir sur un siège de l’avion juste à côté de la fenêtre. J’avais oublié de redevenir invisible et ce petit oubli allait me causer bien des ennuis. La nuit était noire et le ciel empli d’étoiles qui scintillaient au loin. En regardant le ciel, je rêvais à Zhalia, je me disais : « Ô que je l’aime vraiment !» et je revoyais son sourire qui était plus beau que la plus belle des étoiles du ciel. Je pensais aussi que si, par la volonté des dieux, je retrouvais Montcho comme j’étais sûr de le faire, j’allais demander Zhalia en mariage et elle deviendrait ma quarante et unième épouse comme ça, elle n’aura plus honte d’avoir habité une fois à « L’Auberge-des-Quarante-et-une-Délices. » Je rêvais à mon mariage avec Zhalia et à notre retour dans le sud avec Montcho à côté de moi dans le train Parakou-Cotonou. Mes yeux étaient ouverts et c’était comme si je dormais et je rêvais. Au beau milieu de mes pensées, je vois le boxeur qui apparaît devant le rideau rouge à l’avant de l’appareil., un gros cigare à la bouche. Evidemment, je croyais qu’il ne me voyait pas parce que je ne savais pas que lorsque je pensais à Zhalia en sortant du cabinet, j’avais oublié de devenir invisible après avoir regardé longtemps dans le miroir peut-être parce que c’était la première fois que je me voyais dans un miroir depuis un certain temps. L’homme fort est surpris. Il ôte son cigare de la bouche, s’approche de mon siège et me foudroie du regard: « Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? Et comment êtes-vous entré ? » me demande-t-il en rage.
Je ne savais pas quoi dire ; je me doutais que si je lui disais que j’étais le perroquet il n’allait plus me laisser aller en France pour voir Montcho. Pour toute réponse, je me mets à trembler de peur, et le boxeur se met en colère. Dans un geste brusque, il me saisit au collet, et me secoue vivement : « Que faites-vous là et comment êtes-vous entré ? » dit-il à nouveau Je ne réponds toujours pas. Je me recroqueville sur moi-même. Alors le boxeur me serre le collet. « Tu vas parler, merde ? » dit-il.
A ce moment, le pilote apparaît devant le rideau rouge.
« Que se passe-t-il, Uke ? »
— C’est encore un clandestin, chef
— Un clan quoi ?
— Un clandestin, on le balance...Y a rien à faire !
— Un instant Uke, dans cinq minutes on sera au dessus de l’océan »
Le pilote a réfléchi un instant avant de dire ça et il est rentré calmement derrière le rideau rouge, comme si ce n’était pas pour la première fois qu’il prenait une telle décision. L’homme fort me tenait toujours par le collet cependant que d’une main il fumait son cigare. Pendant ce temps, redoutant fort et ne sachant pas ce qu’ils voulaient faire de moi, je pensais à faire n’importe quoi pour m’échapper. Mais je ne voulais pas redevenir le perroquet que j’étais avant sinon, je n’aurais plus aucune chance de voir Monsieur Dubosc et je ne voulais pas devenir un autre animal parce que si je devenais un autre animal, je risquais d’être tué très facilement, et le boxeur me serrait très fort. J’ai pensé à utiliser mon zindôbô pour devenir invisible mais c’était inutile car l’avion était si petit qu’ils allaient finir par me retrouver. Je pensais à tout ça quand les cinq minutes se sont écoulées et le pilote est réapparu devant le rideau rouge. Calmement, il va ouvrir une fenêtre de l’avion et me regarde d’un oeil froid. « Ca y est Uke, dit-il, la pression est réglée ! » Après qu’il a dit ça, les choses se sont passées très vite. L’homme fort, cigare serré entre les dents, me tire vers la fenêtre « Allez négro, crie-t-il, par ici la sortie ! » Terrifié, je commence à me débattre comme je peux. Je m’agite dans tous les sens, bras et jambes et tout le corps à la fois. Mais malgré mon agitation, les deux hommes réussissent à mobiliser mes mains et mes pieds et enfoncent ma tête par l’étroite ouverture du hublot. Quand ma tête s’est retrouvée dans le vide, je ne pouvais plus respirer tellement le vent m’étouffait, hurlait à mes oreilles et me fouettait la figure comme mille tempêtes réunies. Je me suis mis à crier très fort : « Arrêtez, je suis le perroquet de Monsieur Dubosc ! S’il vous plaît, je vais tout vous expliquer ! » Mais, c’était trop tard, ils n’entendaient plus et voulaient que ça se passe vite. Et dans leur impatience, ils me précipitèrent au dessus de l’océan. J’ai commencé à tomber comme un gros sac et le vent me hurlait dans les oreilles et me fouettait la figure et tout le corps. J’étais sûr que j’allais mourir avant d’arriver sans savoir si je tomberais vraiment dans un océan ou si je tomberais dans une jungle ou au sol. Mais je ne sais pas pourquoi, j’ai prié tous les dieux pour que je tombe dans un océan, peut-être parce que je pensais que si je vivais encore, la chute en serait moins pénible. Pendant que le vent me fouettait et je tombais comme un sac, j’ai pensé que si je tombais dans un océan, il vaudrait mieux que je devienne un dauphin. J’ai pensé ça, parce que dans notre clan et même dans notre village tout le monde pense que le dauphin est ami de l’homme et aucun animal de la mer ne s’attaque au dauphin. Je ne sais pas si cela est vrai mais c’est ainsi que nous pensons chez nous. Et c’est ainsi que je pensais cependant que je tombais vers le bas à une grande vitesse et je ne pouvais plus respirer parce que mon souffle était coupé par le vent qui me battait avec la force de mille tempêtes réunies. Je tombais comme dans un trou sans fond et, au bout de quelque temps, le miracle se produit : je sens une fraîcheur soudaine suivie d’un immense souffle qui se répand au dessous de moi. Puis, mon corps pivote et ma tête tombe la première dans un bruit assourdissant. Je me retrouve dans les profondeurs obscures de l’océan. Il fait nuit autour de moi, l’eau est froide, j’ai mal et je crie. Un long cri aigu de dauphin qui se répand dans l’océan à plusieurs dizaines de mètres à la ronde.
A suivre
© Copyright Blaise APLOGAN, 2006
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