Lettre à Thomas
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.Yverdon le 4 août 2006
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Cher Binason,
Il semble bien que dans son allocution de commémoration de l’Indépendance le silence du Président de la République sur la thématique de l’Indépendance soit éloquent. Pour autant le constater et en proposer quelques pistes d’explication ne veut pas dire qu’on l’approuve. Avancer que quelqu’un pose des actes calculés ne veut pas dire que ces actes ne sont pas critiquables. Loin de là.
Et je crois que l’espace politique et médiatique au Bénin a effectivement besoin urgent d’une aile vigoureuse de contre pouvoir. D’où viendra-t-il ? Je ne sais. Quant à l’omniprésence de A.T., il faudrait se poser la question de savoir comment cela se fait qu’il soit arrivé par deux fois à se placer aux premières loges du choix des présidentiables dans notre pays. Entre autres questions, pourquoi Soglo qui pourtant a été Président et est arrivé en 2ème position par la suite n’a-t-il pas pu désigner un candidat gagnant pour occuper la place après Kérékou ? A.T serait-il l’intelligence politique absolue au Bénin ?
Cordialement,
Thomas Coffi, Yverdon le 4 août 2006.
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Marcoussis le 4 août 2006
Cher Thomas,
Tes questions sont pertinentes, et cruciales. Quant à AT, je crois qu'il y a une dimension narcissique qu'il faut prendre en compte. C'est quelqu'un qui rêve que la postérité garde de lui l'image de grand manitou de la politique, tout au moins béninoise, et qui dès lors emploie toute son industrie à construire cette réputation. Il doit sacrifier ses nuits à ça. Ce qui n’est pas le cas de Soglo. Quand on veut quelque chose de manière aussi tenace, même lorsque c'est comme là dérisoire – pas la politique mais les motivations narcissiques qui obsèdent le personnage – on y arrive toujours. A mon avis, Soglo n'est pas du tout obsédé par ce genre d'ambition idiote... Il a quelque chose de plus sain que l'histoire, j'espère, saura retenir... Pour ce qui est de la paternité politique de Yayi Boni, il y a toujours ceux qui crient sur tous les toits leur rôle décisif et primordial et il y a ceux qui essaient de penser au pays et qui font les choses de manière plus discrète.
N’oublie pas que c’est Soglo qui a mis le pied à l’étrier à Yayi Boni en le nommant à la Boad. Par ailleurs, qu’on le veuille ou non, Yayi Boni a, dans un relatif laisser-faire, chassé sur les terres de Soglo et de la RB lors des dernières élections. Il est permis de penser que Soglo a dû accepter de couper la poire en deux : entre la nécessité de laisser passer Yayi Boni, et d’assurer une représentativité politique à son parti pour l’avenir…
Oui, en attendant que l'opposition politique trouve le jour, il faut organiser l'opposition de l'intelligence. Encourager, surveiller, critiquer, proposer, espérer, et de ce point de vue, Edmond a raison... : entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, nous devons savoir naviguer.
Cordialement,
Binason Avèkes, Marcoussis le 4 août 2006…
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Marcoussis le 5 août 2006
Cher Thomas,
C’est une vue de l’esprit de dire toujours que A.T. adoube tel ou tel présidentiable.
Bien-sûr, l’homme ne rêve que de ça. Mais sa tactique consiste à légitimer les autres sur la base de sa réputation de «savant politique» et de quelqu’un qui a, du moins dans le regard des Béninois, l’image d’un "secrétaire-adjoint" de « nos partenaires au développement »...
Donc A.T. utilise ces qualités plus ou moins occultes pour mystifier. Sa stratégie consiste à « objectivement légitimer » un choix d’une manière « désintéressée. » En effet, si un intellectuel comme lui, dit que Kérékou est le meilleur homme qu’il nous faut, cela passe comme une idée originale et objective, et permet d’accompagner une décision et un choix qui de toute façon étaient déjà scellés.
Evidemment, l’expérience a montré que cette légitimation peut être celle du pire. Notre homme, fidèle à son obsession et à son bon plaisir de grand connaisseur des subtilités de la politique, ressuscite et nous dit : « Yayi Boni est l’homme de la situation ! » Est-ce une légitimation du meilleur ? Il se peut. Du reste, Yayi Boni s'inscrit dans le cycle historiquement éprouvé d'une oscillation de la volonté politique nationale entre Chute et Lutte, Evanescence et Renaissance, Anomie et Autonomie. Mais cet art de jouer les faiseurs de roi, même s’il est d’abord inspiré par un certain culte de l'ego, l’autosatisfaction narcissique de se sentir au centre et à la source des événements politiques, peut aussi se conjuguer avec une vue politiquement juste, d’autant plus juste que pour faire oublier le poison du passé, notre apothicaire national a intérêt à aller très tôt à la recherche de son antidote.
Mais par rapport à sa démarche pour le choix et la proposition de Yayi Boni, sans qu’on sache s’il a pris ou non le train en marche, l’essentiel est qu’il l’a pris, pour les raisons à la fois narcissiques, stratégiques, logiques et historiques évoquées, sans compter les retombées du succès, comme ce type de poste de Médiateur qu’il n’a eu de cesse de suggérer de mille manières à son « poulain » putatif, à coup de théâtre, de poses et de gesticulations médiatiques passablement pathétiques...
Mais l’autre aspect de la motivation de AT qui est très béninois est la jalousie ; en fait voilà un Monsieur qui se méfie comme de la peste des gens qui peuvent lui tenir la contradiction, intellectuellement parlant, dans la mesure où ils sont insaisissables et ne sont pas un bon " objet politique" ; il préfère les gens dociles, qu’il peut manipuler à son aise, qui sont pour lui des "objets empiriques". Ainsi s'explique sa méfiance irrationnelle vis à vis des Soglo et autres Houngbédji. Savant putatif, AT est quelqu'un qui ne jure que par l’objectivation intellectuelle, chose qui n'est pas aisée à réaliser dès lors qu'on a en face de soi un sujet libre et imprévisible. Par ailleurs, c'est un travers qui montre combien il est difficile de faire asseoir rationnellement les Béninois autour d'une même table en toute confiance sans hiérarchie : hiérarchie de la connaissance ou supposée telle, hiérarchie des préjugés, hiérarchie de l'argent, hiérarchie de l’extraction et du bô...
Ainsi, si le choix de Kérékou était un choix anti-Soglo, celui de Yayi est, à n'en pas douter, un choix anti-Houngbédji. Soit dit en passant, il ne faut peut-être pas oublier que Houngbédji et lui faisaient partie de la cabale qui a évincé Soglo ; maintenant, alors que Houngbédji s’attendait à ramasser la mise, AT, d’une manière retorse, le contrecarre avec, comme raison supérieure affichée, la volonté de faire montre d’un sens élevé de l’intérêt national. Cynisme et bon plaisir...
Alors, me diras-tu, cher Thomas, si l’opposition intellectuelle Soglo-Kérékou est évidente celle de Houngbédji-Yayi semble controuvée. Je ne crois pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles dans sa campagne et après son élection, Yayi Boni se voit affublé de la particule intellectuellement anoblissant de «Docteur». Cette particule convient surtout aux médecins ; et le cas échéant, son aura se mesure surtout dans l’espace institutionnel de l’Université, à l’aune du nombre et de la qualité d’articles pertinents publiés ou des choses de ce genre. Sous cet angle, Yayi Boni n’est pas vraiment un intellectuel. L’homme engrange l’aura certes mais ne fait pas mystère de son penchant de pur technocrate. En vérité, ce «trafic d’ influence intellectuelle » permet de dénier l’opposition intellectuelle, et de montrer que de ce point de vue, Yayi Boni n’a rien à envier à certains "Maîtres"… n'ayant de maître que lui-même...
Il y a quand même une lueur d'espoir dans ce tableau réaliste. Elle émane de la différence des personnalités. Personnellement, le nouveau Président est soucieux de changer d’abord la vie des Béninois que la sienne ; ce qui n'est sûrement pas le cas d’un Houngbédji dont l’obsession narcissique n’a rien à envier à celle de AT. De ce point de vue, une fois n'est pas coutume, on peut espérer que le choix de notre grand manitou ne soit pas si mauvais que cela, à condition de rester vigilants, comme tu l’as dit !
A condition aussi que le Roi sache mettre un bémol à la complaisance des Princes Régents, car à trop faire la politique par délégation, à trop s’entourer de Princes Régents, il y a un moment où le pouvoir véritable vous échappe…
Cordialement…
Binason Avèkes, Marcoussis le 5 août 2006
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