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. Le destin du Prince Régent
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A Dorominfla, il y avait grand monde à l’intronisation du roi. Les représentants des Villages-Frères étaient tous là. Sous l’arbre à palabre était dressé le trône du futur roi. Le trône était couvert d’or et reposait sur une estrade en ivoire cerné de diamants aux reflets chatoyants.
La délégation de Korominfla était arrivée longtemps après moi. Ayant demandé à mon aide de monter sur Tamani, j’ai pris moi-même la forme d’un oiseau et je suis arrivé plus vite. Ensuite, je suis redevenu moi-même et je me suis faufilé dans la foule à l’entrée du palais royal, à l’insu de tous. Si je voulais, je pouvais être invisible, mais avec la foule, je ne m’en donnai pas la peine. La foule était nombreuse et personne ne pouvait me reconnaître mais moi, je reconnaissais les gens que j’avais déjà vus la veille. Je voyais les gardes du roi Bonzo et ils étaient très tendus à cause de la disparition du commandant-en-chef Sanni. Mais en dehors de cette absence, on menait grand bruit autour du Palais. La cour sacrée était pleine comme un œuf. Tous les dignitaires et les sages étaient réunis, chacun à sa place selon l’étiquette. Les savants, les sages et les électeurs du roi avaient pris place autour de trône royal.
Un peu avant l’intronisation, il y a eu des incidents regrettables devant la véranda du palais royal où j’étais. Je dis regrettable, parce que je m’en étais mêlés. A ce moment, je réfléchissais, me demandant sans arrêt quelle était la meilleure manière d’empêcher le Prince Régent, véritable marionnette des braconniers, d’être intronisé. Or, voici que tout d’un coup, j’entends des cris. Les gardes venaient de saisir un petit garçon de sept ans qui tentait d’entrer dans le Palais. Tout le monde semblait connaître le garçon, on l’appelait Lycaon-sans-queue, et il avait des cheveux longs et hirsutes. Le garçon était tout nu, il avait l’air d’un petit enfant peul abandonné. Son corps était couvert de blessures et de griffures. Lycaon-sans-queue se débattait dans la main des gardes en criant. En entendant les cris, le roi sort de son palais et regarde la scène du perron. « Que se passe-t-il en cette heure solennelle ? demande-t-il.» Le roi était en colère ; les gardes traînèrent le garçon devant lui.
« Petit animal sans queue, dit le roi furieux, tu oses troubler l’heure sacrée de mon intronisation ?
— Tu ne seras pas roi, je vais te tuer, méchant, assassin ! »
Le petit garçon était en colère comme jamais je n’ai vu un enfant en colère. Il parlait avec un accent bizarre. On aurait dit un animal. Sa voix hachée découpait les mots et les lançaient à la face du roi. Ils étaient pleins de mépris et de haine pour le futur roi. Alors le roi fou de rage se tourna vers ses gardes. « Jetez-le aux lions ! » dit-il sans autre forme de procès. Les gardes sans attendre saisirent Lycaon-sans-queue et se dirigeaient vers la cage aux lions sous les applaudissements de la foule ravi de voir l’enfant dévoré par des lions. C’est à ce moment que j’ai commis une erreur qui a failli être fatale pour la suite des événements. En effet, au moment où les gardes ayant saisi l’enfant, le menaient aux lions sous les applaudissements de la foule, tout occupé que j’étais à réfléchir, j’ai cru sur le coup que j’étais invisible, et je me suis jeté sur les deux gardes comme un tigre sur sa proie. En un éclair, je me suis jeté sur eux, et de toute la force de mes deux bras, j’ai saisi leurs têtes que j’ai cognées l’une contre l’autre. Les gardes sont tombés évanouis, et Lycaon-sans-queue en a profité pour détaler. Rapide comme un félin, le petit garçon a disparu en un éclair. D’autres gardes venus en renfort se sont alors précipités sur moi et m’ont arrêté. Sans demander l’avis du roi, ils ont commencé à me traîner vers la cage aux lions à la place de Lycaon-sans-queue. Les gardes m’en voulaient d’avoir assommé leurs camarades et ils me traînaient sans ménagement vers la mort mais je ne me laissais pas faire. Je résistais comme quatre homme à la fois. Et, à un moment, quand j’ai regardé en direction du palais, mon regard a croisé le regard du Prince régent qui se tenait debout. Le Prince Régent m’a vu et sur son visage est passé comme un éclair de panique. J’étais sûr qu’il voudrait bien savoir où se trouvait son commandant-en-chef avant de laisser ses gardes me jeter aux lions. Mais l’éclair de panique a fait long feu. Le Prince Régent est rentré dans son palais, me laissant à mon sort. Les gardes ont continué de me traîner vers la cage aux lions. Est-ce que c’était vraiment fini pour moi ? J’avais peur. Je commençais à perdre confiance, parce que, vu mes conditions, il m’était difficile d’utiliser mes bôs pour me tirer d’affaire. Mais, à quelques pas de la cage aux lions, pendant que les lions s’agitaient, s’excitaient et rugissaient d’impatience à l’approche du festin inattendu qui venait vers eux, un des gardes du roi est sorti du palais et a crié : « Halte ! au nom du roi, emmenez-le ! »
Aussitôt transmis, l’ordre du Prince Régent a été entendu et les gardes m’ont traîné à l’intérieur du palais. Lorsque je suis arrivé devant le roi, il m’a regardé avec son regard perçant du premier jour. Je n’ai pas vu son visage parce qu’il était déjà vêtu pour la cérémonie et son turban bleu indigo voilait toute sa figure. Seuls ses yeux étaient visibles ; noirs et dilatés, ils lançaient des reflets incandescents. Dès qu’il m’a vu de près, le Prince Régent n’y est pas allé par quatre chemins.
« Demi-Frère-du-Diable, me dit-il, où est Sanni ?
— Sanni est dans mes mains, Prince Régent.
— Prince Régent ! vous osez encore m’appelez ainsi ! Eh bien soit, vous avez offensé un prince et c’est un roi qui vous punira »
Le prince était en colère et rugissait comme un lion. Est-ce qu’il se souvenait des paroles de Lycaon-sans-queue lorsque l’enfant a dit « Tu ne seras pas roi, méchant, assassin » ? Je ne sais pas. Peut-être c’était l’imminence de la cérémonie d’intronisation qui le rendait aussi nerveux. D’ailleurs, une escorte est arrivée après que le héraut royal eut sonné la retraite sacrée. Le Prince-Régent s’est tourné vers ses gardes. « Qu’on enferme ce diable dans la chambre noire ! » dit-il avant de suivre l’escorte à pas solennels vers sa retraite.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Me voilà donc dans cette chambre noire que je connaissais déjà. Je pouvais sortir de là sans problème même si les gardes allaient et venaient devant la porte. Mais les gardes m’avaient ligoté des pieds à la tête comme un fagot de bois avec une cordelette en résine très dure, et même si je me changeais en fourmi, je serais toujours dans les cordes. Alors je me suis mis à réfléchir à comment faire pour me tirer d’affaire. Pendant que je réfléchissais, j’entendais les bruits venant de la cour sacrée. J’avais peur que la cérémonie ne commence sans moi, même si je n’avais pas une idée très précise de ce qu’il fallait faire pour empêcher Bonzo Yamaoré d’être roi. Mais en un éclair, la bonne idée m’est venue à l’esprit ; en me souvenant d’une incantation de notre clan qui dit : « On ne peut tenir en corde le python boa, tout ruisselant de bave et de sueur, chose impossible », je me suis transformé en un python.
Ainsi, je suis sorti de mes cordes facilement, comme l’eau qui passe à travers un panier. A partir de là, j’ai fait exactement comme la veille, j’ai utilisé mes pouvoirs et je me suis retrouvé dans la cour sacrée, juste devant la case carrée. Personne ne me voyait, ni le prêtre Gonokoré, ni les sages électeurs du roi, ni les nombreux représentants du Conseil des Villages-Frères : j’étais invisible. J’avais gardé sur moi la cordelette de résine dont je venais de me libérer. C’était une cordelette souple longue d’environ un mètre quatre-vingts. A chacun de ses bouts, j’ai fait un nœud coulant de trente centimètres de diamètre. J’ai posé les deux cercles devant la porte de la case carrée et j’ai attendu. Un étrange silence pesait sur le village. Pour un aveugle, c’était comme si le village était désert ou mort ; il n’y avait ni bruit ni murmure et même les animaux avaient compris qu’une nouvelle ère se préparait. Mais laquelle? Les dieux seuls pouvaient le dire.
« Doum ! Boum ! Doum ! Boum ! Doum ! » Le tam-tam sacré battait au rythme du cœur de toute la nation Zégué. Après les cinq coups rituels, Bonzo Yamaoré est sorti de la chambre carrée, vêtu de sa royale tunique blanche qui balayait le sol. Son turban était couvert de gros diamants qui scintillaient et tout autour de son cou pesaient de lourds pendentifs magiques en ivoire sertis d’or. C’est dans cette tenue d’apparat que Bonzo Yamaoré a fait son premier pas et il s’est pris les deux pieds dans mon piège. Et comme j’étais invisible, je me suis accroupi derrière lui et j’ai serré les nœuds. Bonzo Yamaoré a senti que ses pieds étaient pris dans une corde. Il ne comprenait pas ce qui se passait mais comme tout le village avait les yeux fixés sur lui, et que la tradition veut que le futur roi marche dignement vers le trône, Bonzo Yamaoré n’a pas voulu se baisser pour si peu. D’ailleurs, les nœuds ne le gênaient pas pour marcher, et entre ses deux pieds il y avait de l’espace. Profitant de cet espace, Bonzo Yamaoré a continué de marcher dignement comme si de rien n’était en prenant soin d’écarter ses deux pieds. A ce train, il réussit à faire quelques pas incertains. Il sentait bien qu’il s’était pris les pieds dans des cordes mais il se disait que tant qu’il pouvait marcher jusqu’au trône, ce n’était pas le moment de s’abaisser à les en libérer.
Et, en effet, il fit encore quelques pas. Mais au sixième pas, la corde devint raide et Bonzo Yamaoré s’arrêta brusquement. Instinctivement, il jeta un regard rapide derrière lui pour voir ce qui se passait. Et, comme il ne vit rien d’inquiétant il se tourna vers l’assistance. Dans les yeux des sages, on pouvait lire leur stupéfaction. De mémoire d’électeurs, personne n’avait jamais vu un roi s’arrêter ou regarder derrière sur le chemin de son intronisation. Que se passait-il ? Personne n’en savait rien. J’étais invisible et je tenais la corde fermement comme un cavalier tient la bride de son cheval rétif. Quand Bonzo Yamaoré a esquissé le septième pas, j’ai tiré sur la corde très fort et son pied droit a obliqué vers la gauche et il a failli tomber. Un énorme « Ahan ! » prononcé en chœur par toute l’assistance traduisait la stupéfaction générale. Malgré cet avertissement, Bonzo Yamaoré n’a rien voulu entendre. N’écoutant que sa rage aveugle de pouvoir il a continué à marcher. L’assistance médusée, comme un seul homme s’est tournée vers Goronoké. Mais le grand sage est resté silencieux lui aussi, peut-être parce que c’était la première fois qu’un tel incident se présentait et personne ne savait vraiment ce qu’il fallait faire et comment arrêter la marche du Prince régent vers le trône seulement parce qu’il avait failli tomber. Mais les représentants du Conseil des Villages-Frères se sont tous levés et, un à un, les électeurs du roi eux aussi se sont levés et tout le monde était étonné et personne ne savait comment arrêter Bonzo Yamaoré dans sa marche vers le trône. Comme la situation était tendue, j’ai laissé Bonzo Yamaoré faire quelques pas encore puis j’ai tiré brusquement sur la corde comme un cavalier tire sur la bride lorsque son cheval est au bord d’un précipice. Et ça été le coup de grâce. Bonzo Yamaoré a perdu l’équilibre et s’est affalé de tout son long en soulevant un énorme nuage de poussière. Le prétendant au trône avait mordu la poussière ! Du jamais vu. Aussitôt, les femmes ont lancé des cris de détresse comme le veut la tradition. C’était la première fois qu’on entendait ce cri. « Ô, Mânes de nos ancêtres, mort à l’infidèle, arrêtez le parjure ! » a crié Goronoké d’une voix grave. Des gardes armés de lances se sont précipités sur le Prince régent et l’ont arrêté. Pendant ce temps, ni vu ni connu, je me suis éloigné sur la pointe des pieds, tout heureux d’avoir tenu ma promesse.
Bonzo Yamaoré était devenu la honte de son peuple. Et quand le peuple a relevé la tête un peu plus tard, quelle n’était pas sa joie de constater que la honte était effacée. Yaradoua était sur le trône.
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Tout heureux d’avoir été élu roi, et débarrassé de son vieil ennemi, Yaradoua n’a pas attendu longtemps pour s’occuper de moi. Sur sa demande, ses hommes ont remué ciel et terre pour retrouver Montcho. Ils ont cherché Montcho dans tout le Palais mais Montcho n’était dans aucune des trente-sept pièces du Palais. Alors, le roi a ordonné de le chercher dans toutes les dépendances du Palais et les gardes ont cherché, et nulle part il n’y avait l’ombre de Montcho. Alors le roi a fait appeler Bonzo Yamaoré et ils sont allés le chercher dans sa prison. Quand Bonzo Yamaoré est arrivé, dans un boubou jaune rayé qui est la tenue des prisonniers, il était méconnaissable. En quelques heures seulement il avait pris l’air d’un vieux prisonnier, sans chaussures ni or ni diamant et, pour tout bijou, il n’avait que des chaînes lourdes aux pieds et aux mains. A l’entrée de la salle de séjour du Palais où quelques heures plus tôt il régnait encore en maître tout-puissant, Bonzo Yamaoré s’est effondré comme s’il avait été assommé par un ennemi invisible. Mais le roi n’a pas eu pitié de lui. « Où est l’homme à une cicatrice ? » lui demande-t-il. Bonzo Yamaoré n’a pas répondu. Même quand le roi l’a menacé à trois reprises de le jeter aux lions, il est resté silencieux comme un fantôme. Alors, comme Bonzo Yamaoré ne parlait pas, j’ai proposé au roi de faire venir Sanni, et le roi a envoyé une escadrille rapide qui est allé chercher l’ex-commandant-en-chef. A son arrivée, Sanni avait l’air fatigué. Il venait de se réveiller de son profond sommeil de la veille. Quand il est entré dans le Palais où Yaradoua, son ancien ennemi, était maintenant roi et surtout lorsqu’il a vu que son roi était prisonnier, il est resté abasourdi. Il ne croyait pas ses yeux. Le roi lui a parlé avec autorité : « Odieux personnage, lui cria-t-il, où est l’homme du sud ? » Sur le coup, Sanni ne dit mot. Pour toute réponse, il s’avança vers le roi et tituba, tête baissée. Le loi le tança à nouveau. Alors il parla.
« Noble roi, dit-il, d’une voix tremblante, j’aimerais une faveur…
— Quoi donc, parle !
— Est-ce que j’aurai la vie sauve, Brave Roi ?
— Si tu dis la vérité, oui, sinon ta mort ne sera pas douce ! »
Soudain, Sanni tomba à genoux et tendit ses deux mains vers le roi. Puis, d’une voix entrecoupée de bégaiements, il se mit à supplier le roi. Ce fut une longue supplication émaillée de pleurs et truffées de révélations, à l’issue de laquelle, j’appris que Montcho avait repris le chemin de la Jungle après qu’il a été libéré par un cochon géant et Lycaon-sans-queue.
Ce soir-là, j’ai demandé au roi la faveur de me laisser partir dans la jungle sans assister à la fête de son intronisation qui commençait dans tout le village. Le roi savait que je ne voulais ni or ni honneur ; il savait que n’avais qu’une idée en tête : retrouver Montcho et retourner voir mes femmes au Sud. Aussi, le cœur gros, accéda-t-il à ma demande. J’ai quitté Dorominfla, la même nuit à la tête d’une escorte de trois soldats. Nous avons pris le nécessaire pour affronter les dures conditions de la jungle. Avant mon départ, le roi a encore menacé de jeter Bonzo Yamaoré aux lions mais je l’ai pris sous ma protection, parce que je pensais qu’en tant que roi des braconniers, il pouvait m’être utile ; et de plus ce n’était pas à deux lions en cage qu’il avait des comptes à rendre mais au peuple de la jungle tout entier. Le roi était tout à fait d’accord avec moi. C’est ainsi que j’ai pris Bonzo Yamaoré dans mon escorte et le roi était soulagé de le voir rendu à la jungle pour le restant de ses jours.
A suivre
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
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