.
Par : Francis AKINDES
Au début des années 90, les pays d’Afrique francophone particulièrement se sont laissés tenter par la démocratie pluraliste. L’euphorie politique a gagné toutes ces sociétés qui y ont placé leur espoir. De gré ou de force, les organes politiques durablement viciés par la logique du parti unique s’y sont recomposés. Dix ans après, le mouvement a commencé par montrer des signes d’essoufflement. Il s’est même perverti. Sur le registre démocratique, vu sous l’angle du mode de rétablissement de l’ordre démocratique et du bilan de l’expérience en elle-même, le Bénin reste un idéal-type. En 1989, ce pays a inauguré un modèle de transition pacifique : la Conférence Nationale. Modèle qui lui valut la sympathie aussi bien des vieilles démocraties que des peuples qui aspirent au même idéal. Il en a d’ailleurs immédiatement récolté les fruits en termes de flux financiers. Des années durant, ce pays a exporté le modèle qu’il était devenu. Mais seulement pour une courte période. Car, progressivement le modèle s’est mué en une démocratie corrompue, unique en son genre et ce, en raison des forces contraires qui l’agitent et le structurent.
La perversion d’un modèle La dynamique démocratique avait deux objectifs : libérer l’espace politique afin que l’ouverture du débat politique agisse directement ou indirectement sur la gouvernance économique. En la matière, le bilan est décevant. Quinze ans après la Conférence nationale, qu’est devenu l’idéal démocratique béninois ? Il a accouché d’un Etat privatisé, géré par une mafia politico-affairiste d’une rare insolence, moulée dans une culture de corruption et de prévarication sans le moindre souci d’éthique politique. Sans état d’âme, ils privatisent « démocratiquement » les attributs de l’Etat, prospèrent en toute impunité sous le parapluie politique d’un savant architecte politique, fédérateur de groupes politiques aux identités floues, tous mus par un seul et même objectif : s’enrichir et s’essayer à la plénitude de la jouissance sur fond d’accumulation primitive. Cette culture partagée de la prévarication est un trait marquant de cette classe politico-affairiste qui a prospéré sous le second mandat du président Mathieu Kérékou. Finalement, une spécificité de la démocratie béninoise se dégage : la parole est libérée. Mais elle n’influence en rien la gouvernance économique. L’impunité des crimes économiques est si flagrante qu’elle a engendré chez les gens ordinaires un profond sentiment d’injustice. Ce sentiment semble nourrir une extrême frustration sociale qui ne met pas le Bénin à l’abri d’une violence politique corrective. La micro-violence sociale de plus en plus perceptible dans le corps social est un indice sociologique de l’ampleur du malaise social pour l’instant contenu par la perspective d’une alternance politique. Mais la banalisation des incivilités et des formes diverses d’agressivité verbale interpersonnelle pour des motifs insignifiants, la multiplication des vols à main armée avec de plus en plus de mort d’hommes, sont des signes d’une recrudescence de la micro-violence dans la société béninoise. La guerre des statuts sociaux se manifestent également dans les rues : la violence des gens ordinaires sur les personnes qui présentent des signes extérieurs quelconques d’aisance sociale, la tension à peine voilée entre Zémidjan, prototype du lumpenprolétariat au Bénin, et usagers des véhicules de plus en plus luxueux de l’administration publique et des parlementaires systématiquement assimilés aux profiteurs des faveurs de l’Etat en sont des indices. Il semble que ce soit des signes d’expression du sentiment d’injustice et des inégalités de plus en plus mal vécus, cautionnées par un ordre politique qui ne laisse hors de son contrôle aucun espace économiquement rentable. L’impunité de la corruption et de la prévarication par le haut a rendu le modèle légitime par le bas. Aucun secteur n’est épargné par le cancer de la corruption dans une société béninoise atteinte de fièvre du gain facile et rapide à tout prix, au mépris de toute morale dans les relations sociales et humaines. Le bulldozer du gain facile pour une consommation du dérisoire a fini par y balayer l’éthique du travail sacrifiée à l’autel de l’immédiateté, dans un pays où la ruse, l’imposture, la méfiance sont érigées en kit de gestion pratique du quotidien. En fait une société qui manque de perspective, de lisibilité d’elle-même et de pensée prospective. Le modèle au sommet a irradié toute la société. Une société dans laquelle chaque fonctionnaire de l’Etat s’arroge le droit absolu de privatisation de sa fonction. Irrémédiablement, les effets d’une telle dynamique de libéralisation de la corruption pénalisent encore plus les plus pauvres. Car ils n’ont pas les moyens de payer les surcoûts de l’accès aux services sociaux privatisés, semble-t-il, pour longtemps si rien ne vient entraver le cours de ce processus. Alors, que faire ?
Il est logique d’attendre que les changements nécessaires soient impulsés par le haut. Mais deux périphrases du président en exercice, le général Mathieu Kérékou, sont suffisamment éloquentes pour comprendre la logique du désordre apparent : « si vous êtes prêt, je suis prêt ». « Vous me connaissez, je vous connais ». On ne peut mieux exprimer une conscience politique du mal-être collectif et en même temps la fuite de ses responsabilités. Le président n’a jamais vraiment offert les gages d’une quelconque disposition à prendre le risque d’impulser la dynamique du progrès qui fait du développement une entreprise collective à haute portée éthique. Mais ne vous y trompez pas. L’ingénierie politique kérékouïste, faite de ruse et de disqualification de l’intelligence (« intellectuels tarés »), a sa propre rationalité. Derrière une apparence kafkaïenne, cette logique s’appuie sur une ambiguïté et une contradiction sociales dont Kérékou s’accommode fort bien : tout le monde souhaite le changement. Mais personne ne veut prendre le risque de changer ses propres pratiques sociales (« Qui est fou ? »). Le changement incombe à l’autre. Son voisin et non à soi-même.
Tout le monde critique tout pour que rien ne change vraiment dans une société pétrie de peur. Peur de tout : peur de prendre des initiatives, peur d’être différent ou de penser différemment, peur de sa propre ombre, certainement parce qu’elle bouge en même temps que soi, peur de l’autre, peur des têtes qui dépassent. Et lorsqu’une tête dépasse, on la coupe. Une sorte d’égalitarisme niveleur par le bas. Finalement, le serpent se mord par la queue. Résultat : on souhaite le changement sans le vouloir vraiment. Puisqu’on ne s’y engage pas personnellement, on fait tout pour décourager l’autre. On a peur de tout ce qui bouge pour que rien ne change. Si la philosophie sociale et l’histoire consacrent la confiance comme étant le tiers facteur immatériel sans lequel aucun progrès n’est possible, où va alors le Bénin, une société aussi pathologiquement travaillée par la méfiance sociale ? Vers quoi peuvent converger les énergies d’une société minée à ce point par les croyances dans les charges négatives du Vodoun qui tyrannisent maladivement les consciences individuelles et entretiennent jusqu’à un seuil paroxystique la peur dans le corps social. Le ver est certainement dans le fruit. La thérapie peut et doit être sociale, mais aussi et avant tout politique.
Le Bénin est un curieux laboratoire social, une jeune démocratie très fragile en raison d’un ordre social et politique en désarticulation totale avec les exigences culturelles et institutionnelles du progrès. Lequel progrès a besoin d’être accéléré dans un monde dont la vitesse de mutation est exponentielle. Fort de tout cela, mise en perspective, la gouvernementalité kérékouiste, avec son système, doit être considérée comme une parenthèse dans l’histoire politique du Bénin si l’on veut préserver cette société des risques de violence pour cause d’injustice structurelle insoutenable. Il est alors impératif que la culture politique instillée sous Kérékou soit mise à mort. Par conséquent, il est important que le successeur de Kérékou fasse le choix explicite d’être impopulaire. Le choix de l’impopularité, parce qu’il doit s’engager à créer le contre-modèle. Il doit alors réorienter, légiférer, surveiller et punir. Il n’y a d’ailleurs guère d’incompatibilité entre de telles exigences d’arbitrage et un vrai projet démocratique. C’est une condition sine qua non pour restaurer la confiance et la justice dont une société qui veut s’émanciper dans la durée ne peut faire l’économie. Sur cette question, les hommes de médias doivent être particulièrement vigilants. Ils doivent veiller à arracher à chaque candidat à la succession un engagement à générer un contre-modèle de la gouvernance de Kérékou.
En clair, ils doivent tester le degré de sensibilité et la volonté d’appropriation du devoir d’impopularité corrective et justicière des potentiels candidats à la magistrature suprême. Tout candidat qui refuse d’être impopulaire fait implicitement le choix de reconduire la logique du système en place et de fragiliser encore plus la société béninoise en lui faisant courir le risque de lui faire perdre ses maigres acquis au plan démocratique. Les exclus de la galaxie Kérékou attendent beaucoup des élections de 2006. Les gens ordinaires semblent avoir retenu, au Bénin comme ailleurs, que la démocratie permet de changer les hommes à la tête de l’Etat lorsque ceux-ci n’ont pas fait preuve de capacité à améliorer leurs conditions de vie. Les Béninois attendent des mesures correctives vigoureuses en matière de gestion des affaires publiques. Ce sera suicidaire pour la jeune démocratie béninoise qui secrète déjà les germes de la violence si, après 2006, le Bénin s’inscrit politiquement dans la logique : Kérékou est parti. Vive Kérékou.
Par : Francis AKINDES
Professeur titulaire de sociologie, Université d’Abidjan et de Bouaké
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.