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Petite histoire d'un Changement
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Mais l’un dans l’autre, seul ce Changement pratique importe à mes yeux. Le changement de la qualité de l’air à Cotonou n’a rien de poétique. Les Zémidjans, qui sont à l’origine de ce changement sont aussi ceux qui veulent le changement aujourd’hui. De ce point de vue, une ambiguïté doit être levée. Sous l’ère des changements poétiques, ces laissés-pour-compte de la trahison de l’impératif du pacte social ont fait allégeance à tous les pouvoirs du moment. Un attachement légitime à leur gagne-pain les porte à persévérer dans leur être. Logique. C’est aussi une catégorie qui aime à jouer de sa densité sociologique. Un élément de leur conservatisme pathétique est la prise de conscience de cette densité. La densité réside dans la visibilité : au-delà de leur nombre, c’est surtout leur identité qui crée cette unité dans la conscience de soi catégorielle. Identité générationnelle, sociale et urbaine : tout cela se résume dans l’uniforme jaune. Or cet uniforme a été le premier geste de rationalisation initié par les pouvoirs publics en leur direction. En son temps, il n’a pas été facile à faire passer. Rebelles dans l’âme et susceptibles d’instinct, ces desperados d’une société régressive ont intériorisé la loi du sauve-qui-peut implicitement en vigueur dans le pays. N’ayant jamais rien eu de personne et n’attendant plus rien de personne, ils n’entendent surtout pas qu’on viennent leur mettre les bâtons dans les roues. Cet ethos du Zémidjan résume à lui seule l’éthique du Béninois moyen. Le Zémidjan est ce que le génie social et politique de notre pays à inventé de mieux depuis l’indépendance. Très rusé, le Zémidjan veut travestir son individualisme anarchique sous les dehors d’un corporatisme éclairé. C’est étonnant de voir que dans sa condition, dans son esprit et dans sa culture, le Zémidjan est le type même du Béninois. Les taxi-villes qui ont laissé leur place aux Zémidjans peuvent être considérés comme des transports en commun, dans le sens où malgré leur exiguïté de petite voiture, ils transportaient un échantillon socialement signifiant de voyageurs vers des directions négociées selon un bon sens partagé dont le chauffeur était l’arbitre. « Edjroa ! » C’est à ce covoiturage à caractère social que le Zémidjan substitue ce qui est apparu à tous comme le règne de la liberté, de la fluidité et de l’indépendance. Mais outre le grave problème de la qualité de l’air, il s’agit là d’une indépendance en trompe l’œil qui consacre la régression du lien social, aiguise l’égoïsme du Béninois, et renforce l’esprit mesquin du chacun pour soi. La valorisation à outrance de la débrouillardise est socialement suspecte. Quelque part, cela traduit sinon une discrète volonté de mise hors jeu du lien social du moins une joyeuse résignation. Or cela fait partie de la mentalité béninoise d’aujourd’hui. Et c’est cette mentalité qui pollue l’air de Cotonou.
Pour le chrétien, la Trinité est un mystère qui consacre l’unicité du Dieu en trois personnes : Père, Fils, et Esprit. Pour le Béninois, il y a une Trinité qui porte désormais le nom de Zémidjan qu’on peut aborder selon trois aspects : social, écologique, et éthique.
Socialement le Zémidjan est le résultat d’un échec de notre pays à se prendre en mains après son indépendance. Ce n’est pas seulement à cause de l’incurie des hommes politiques, il y a aussi la complexité historique des pesanteurs mentales et géopolitiques qui pèsent sur les Africains ; la difficile perception de l’identité nationale et de la manière de l’articuler dans un projet social cohérent ; la difficulté de s’autodéterminer radicalement et de répondre à l’aliénation qui fonde notre être ; le fait que nous étions dans nos premiers balbutiements de jeune nation libérée d’un viol à répétition, et dont le violeur, subtil et récidiviste, rode toujours et n’entend pas lâcher prise, en dépit qu’il en aie...
Ecologiquement, le Zémidjan est un don de la proximité du Nigeria d’où vient le Kpayo sans lequel aucune moto ne peut rouler. Avec ces motos qui circulent en permanence dans Cotonou, des tonnes de gaz, tous plus nocifs les uns que les autres, emplissent l’air de la ville. Cela constitue un grave problème de santé et une atteinte à la nature et aux hommes auxquels il faut vite remédier par une politique de déplacements durables.
Enfin sur le plan éthique, sous les dehors de la liberté de se déplacer, le Zémidjan introduit au travers du mode de transports urbains un individualisme anarchique qui s’oppose à la convivialité sociale des taxi-ville qu’il a évincés. Il incarne à son corps défendant cette éthique du sauve-qui-peut, de la débrouille, du chacun-pour-soi qui, face à la faillite des pouvoirs publics, est la seule chose en valeur dans la société. Et ce n’est pas son corporatisme ostentatoire et bon enfant, stratégie pour persévérer dans son être, qui peut faire illusion.
On l’aura compris, la comparaison avec la Trinité chrétienne est trompeuse. En effet, la Trinité qui porte le nom de Zémidjan est négative. C’est la croix de cette négativité que nous portons tous désormais. Pas seulement à Cotonou, mais dans tout le Bénin. La qualité de l’air dépend de la manière dont nous regarderons en face le problème ainsi posé par cette Trinité. Nous avons le devoir de la rendre positive. Elle est la vraie mesure du Changement. Pour que le Changement annoncé débouche sur du positif et se démarque des changements poétiques qui l’ont précédé, il ne sera pas question de s’agenouiller devant cette Trinité, mais de la prendre à bras le corps et de relever le passionnant défi de sa sublimation.
Binason Avèkes
© Copyright, Blaise APLOGAN, Paris 2006
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