3.2
Le roi était bouleversé. Sur ces entrefaites, il appelle un de ses ministres et s’entretient avec lui à l’écart un moment. Après quoi, il vient vers mois et me dit qu’il ne peut pas me refuser la faveur d’aller à Koromominfla même si ce village n’était pas un très hospitalier. Il me dit que comme il n’a pas pu tenir sa promesse, il va me laisser aller à Korominfla mais à une condition : que je passe la nuit à Dorominfla. Ce que j’ai accepté parce que la nuit était tombée et je savais que, les gens de Korominfla ne recevaient pas d’étranger la nuit.
Tout de suite après, le roi a pris congé de moi. Auparavant, a demandé à son commandant-en-chef qui m’accompagnait : « L’affaire est-il dans le sac ? » et le commandant-en-chef a répondu avec malice « Comme un gibier, Vénérable roi. » Je n’ai pas compris de quelle affaire ils parlaient, je croyais que le roi voulait me faire une surprise mais cela me semblait bizarre. Les gardes du roi m’ont conduit dans une chambre qui se située dans une dépendance extérieure du palais. Avant de m’accompagner là, l’un des gardes avait murmuré quelque chose au commandant en chef du roi qui a répondu : « Nous n’avons pas droit à l’erreur » et encore, j’ai trouvé ça bizarre mais je n’ai rien dit mais je commençais à me méfier.
Comme le veut la coutume, le commandant-en-chef du roi devait prendre un dernier toast avec moi dans ma chambre en l’honneur du roi vu que le lendemain, je ne devais plus voir le roi avant mon départ à l’aube. Quand les gardes m’ont conduit dans ma chambre, avant le dernier toast, j’ai demandé à me dégourdir un peu les jambes et ils m’ont laissé sortir un instant et je suis allé derrière la case carrée située dans la cour sacrée. La nuit était tombée depuis et une obscurité épaisse régnait sur tout le village. Derrière la case carrée, j’ai utilisé mon zindôbô, et je suis devenu invisible. Ainsi, ni vu ni connu, j’ai marché sur la pointe des pieds pour revenir dans la chambre où je devais passer ma dernière nuit. Autour de la table d’hôte située dans un coin de la chambre, j’ai vu le garde en faction et le commandant-en-chef du roi qui se livraient à un étrange manège : ils avaient disposé deux petites calebasses, l’une à gauche et l’autre à droite ; et au milieu trônait une gourde de liqueur. Quelques minutes après, un troisième homme a fait son entrée dans la chambre avec une fiole blanche dans la main et il a montré la fiole au commandant-en-chef du roi en disant : « Votre excellence, voici, le breuvage du sommeil profond, une goutte suffit, une seule et il est cuit. » Le commandant-en-chef du roi prend la fiole, sourit d’un air malicieux, puis il s’approche de la calebasse de gauche et laisse tomber deux gouttes dedans. Leur forfait accompli, ils sortent et je reste seul dans la chambre. Aussitôt seul, je vais vers la table et j’intervertis la place des calebasse : je prends la calebasse de gauche que je mets à droite de la gourde, et je prends la calebasse de droite et je mets à gauche de a gourde. Puis sans perdre une seconde, je sors sur la pointe de mes pieds invisibles. Dehors, j’ai marché en long et en large devant la case carrée, l’esprit en proie aux inquiétudes me posant mille et une questions sur les intrigues de mes hôtes, ce qu’il voulaient me faire. Je savais qu’ils me préparaient un piège mais lequel ? Je ne pouvais le dire. Tout ce que je pensais c’était éviter de tomber dans leur piège. Comme le temps passait, je suis revenu vers la dépendance. Sur le seuil, le commandant-en-chef du roi m’attendait avec une certaine impatience. Quand il me voit, il m’accueille à bras ouverts, et nous entrons ensemble dans la chambre. Le commandant-en-chef n’a pas eu à m’indiquer ma place. Sans hésiter, je vais droit vers la calebasse de gauche. Mon hôte était content. Les choses se passaient comme prévu. Il empresse de remplir ma calebasse à ras bord ; puis il remplit sa calebasse et nous avons échangeons un toast.
« Au nom de notre roi, dit le commandant, Demi-Frère-Des-Dieux, je vous souhaite un paisible voyage chez nos amis de Korominfla.
— Qu’il en soit ainsi, brave commandant-en-chef.
— Et que votre voyage à Korominfla soit couronné de succès.
— Qu’il en soit ainsi, brave commandant-en-chef. »
Sur ces paroles, le commandant vide sa calebasse et moi aussi je vide ma calebasse. Mais quelques secondes après, mon hôte commence à tituber. Il ne tenait plus sur ses jambes et très vite, il s’écroule lourdement par terre et se met à ronfler comme s’il dormait depuis plusieurs heures, et son sommeil était profond. Voyant qu’il dormait, je procède à l’échange de nos vêtements. J’ôte sa tunique de commandant-en-chef, son chéchia et ses sandales que je mets et je l’habille de mes propres vêtements. Ainsi déguisé, je prends le sabre du commandant et je sors de la chambre. Sur le seuil les deux gardes attendaient avec deux chevaux sellés. L’un d’eux s’approche de moi et, sans se douter de rien, me dit :
« Brave commandant-en-chef, l’affaire est dans le sac ?
— Comme un gibier… »
J’avais parlé tout bas, pour que les gardes ne reconnaissent pas ma voix. Aussitôt, ils me présentent un cheval et m’aident à monter, puis ils se dirigent vers la chambre où dormait le commandant-en-chef déguisé en moi. Dans la chambre il faisait sombre et ils n’ont rien remarqué ; ils ligotent le commandant en chef et l’emmènent dehors pour le hisser sur Tamani. Même ligoté, le commandant en chef du roi dormait et dans la nuit calme, on pouvait entendre ses ronflements à plusieurs lieues à la ronde. C’est sans doute pour cela que les deux gardes n’ont pas fait attention. ; l’un d’eux a pris la bride de Tamani et les devants en disant : « En route, la victime de Yaradoua est prête » Ainsi, j’ai su qu’ils avaient décidé de tuer leur victime et de répandre son sang aux portes mêmes de Korominfla, pour souiller le village de leurs ennemis en signe de défi. Moi, je ne voulais pas qu’ils le tuent, je voulais le livrer vivant à Yaradoua, mais je n’ai rien dit et j’ai suivi le garde pendant que celui qui est resté nous souhaitait bonne chance. Nous avons avancé longuement en silence et chemin faisant nous entendions les bruits des animaux nocturnes qui, effrayés par le grommellement inhabituel que faisait le commandant-en-chef, fuyaient sur notre passage. Après une demi-heure de marche, le garde s’arrête et me dit à voix basse : « Brave commandant, ce lieu est propice au sacrifice, je vous passe la main. » Alors, je descends du cheval et je lui murmure : « Allez, prenez une longueur d’avance ; allez annoncer au roi que le sacrifice est fait » Le garde fier d’aller annoncer la bonne nouvelle au roi, enfourcha le cheval du commandant, et partit sans même savoir sans demander son reste. En quelques instants, je me retrouve seul dans la brousse. Le commandant en chef ronflait ; emporté par le vent, son grommellement s’entendait à plusieurs kilomètres à la ronde et réveillait les animaux de la brousse. Très vite, j’échange à nouveau nos vêtements et je reprends le chemin en tirant Tamani lourdement chargé. J’ai avancé ainsi pendant plus d’une heure sur le sentier tortueux menant à Korominfla. Arrivé aux portes du village, je ne sais pas quoi faire, j’hésite, et je me pose des questions : Dois-je passer la nuit sous un arbre et attendre le lever du jour comme le veut la tradition ? Ou bien entrer dans le village malgré l’interdiction? Pendant que je réfléchissais, effrayés par le terrible grommellement du commandant, les animaux criaient tout autour. Tout ce bruit finit par alerter les soldats de Yaradoua. Ils pensaient d’abord que le jour était déjà arrivé, mais aucun coq n’avait encore chanté et la lune était encore dans le ciel. Le cri des animaux était un signe ; ils flairaient le danger et se mirent à chercher. A la faveur du clair de lune, ils découvrirent bien vite ma présence. Mais au lieu de venir vers moi pour savoir qui j’étais et ce que je voulais, voilà qu’ils commencent à tirer de tous côtés sans sommation. Heureusement, j’avais déjà préparé mon touglôbô et j’étais prêt à résister aux tirs d’armes à feu. Les coups de fusil crépitaient dans la nuit. Ils durèrent une longue minute puis les soldats de Yaradoua intrigués par ma résistance, cessèrent de tirer. Un étrange silence succéda aux bruit infernal des fusils. Mais il ne dura pas longtemps. Une voix menaçante se fit entendre.
« Qui es-tu dans cette nuit ?
— Le Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-A-Beaucoup-De-Pouvoir-En-Ce-Bas-Monde
— Et que veux-tu à cette heure-ci ?
— Je veux parler à Yaradoua, c’est urgent
— Nous ne recevons pas d’étrangers la nuit.
— Je le sais, mais l’affaire est grave. Je suis venu vous annoncer une bonne nouvelle. Demain, Yaradoua, votre chef, peut devenir roi de Dorominfla et ainsi il vengera la mort de Baboni.
— Ah, quel piège ! Et pourquoi ne viens-tu pas en plein jour ?
— Braves soldats, tout ce que je vous dis est vrai
— Si tu es le Demi-Frère-Des-Dieux, donne-nous une preuve.
— Eh bien voici !
— Quoi ?
— Je vous apporte pieds et poings liés un redoutable ennemi.
— Est-il plus redoutable que le commandant Sanni ?
— Ni plus ni moins, braves soldats, c’est lui-même en personne !»
En entendant cela, les soldats restèrent bouche bée. Après un moment de silence, leur chef s’approche de moi avec sa torche et jette un œil tout autour et son regard s’arrête sur le commandant-en-chef ; il le regarde et voit son visage avec ses cicatrices et le reconnaît. Stupéfait, il fait quelques pas en arrière et tiens prends sa tête dans ses mains. « Ciel, cet homme dit vrai ! » cria-t-il. Et les soldats se ruèrent en poussant des cris de stupeur et de joie mêlées. Aussitôt, tout le village se réveille. Yaradoua se réveille, les notables se réveillent, le roi Wadoni se réveille. Et le devin demande ce qui se passe ; mais en apprenant que le commandant Sanni est capturé vivant, il n’a rien voulu entendre ; du haut de son autorité, il ordonne à tout le village de se recoucher et que l’étranger reste à la porte du village jusqu’à l’aube. Aussitôt, les lampes s’éteignent et le village se rendort aussi promptement qu’il s’était réveillé. Un groupe de soldats emmène le commandant dans une prison secrète, et les autres soldats s’occupent de moi. Ils dressent un lit à la hâte sous un baobab et allument un feu pour me réchauffer et je dors là sous dehors sous la garde vigilante des soldats de Yaradoua.
Au premier chant du coq, le chef Yaradoua m’accueille dans sa demeure située à l’arrière du village. Son intérieur était simple sans or ni diamant. Un soldat m’introduit, et le chef se lève pour me recevoir.
« On m’a dit que vous êtes le Demi-Frère-Des-Dieux, dit-il.
— Oui, honorable chef, c’est vrai.
— Votre trophée plaide pour vous, en effet.
— Oh ce n’est pas grand chose, honorable chef, je venais de Dorominfla et je ne voulais pas venir les mains vides.
— De Dorominfla ?
— Oui, là-bas, j’ai vu des choses terribles, j’ai entendu des choses que je n’ai jamais entendues avant, et j’ai bien failli y laisser ma vie.
— Racontez-nous les donc, Demi-Frère-Des-Dieux !»
Quand Yaradoua m’a dit « Racontez-nous les donc », je n’ai pas hésité. Je lui raconte ma visite à Dorominfla et les nombreux dangers que j’ai rencontrés là-bas, jusqu’à la décision de Bonzo Yamaoré de me tuer et de souiller les chemins de Korominfla avec mon sang, et de répandre mes restes aux portes du village pour défier l’armée de Yaradoua et son chef. J’ai aussi parlé à Yaradoua de la cérémonie d’intronisation. Je lui appris que Bonzo Yamaoré voulait faire une mascarade pour que les gens de Dorominfla croient que son intronisation est conforme à la tradition ; et, une fois fait roi, il écrasera la rébellion dans le sang.
Yaradoua m’écoute attentivement puis à son tour, il parle de Baboni, de la vie du royaume avant le complot de Bonzo Yamaoré. Il expose tout ce que Bonzo Yamaoré a fait de mal, les gens qu’il a tués, le trouble qu’il a apporté dans le village, les hommes et les femmes qui ont été exilés, les gens qui ne pouvaient plus cultiver leur terre, la famine, les maladies, les criquets qui se sont abattus sur le pays par la faute du Prince Régent. Il parle aussi des braconniers qui détruisent tout dans la jungle, tuant les éléphants et les rhinocéros et aussi les autres bêtes.
Au beau milieu de sa parole, Yaradoua s’interrompt.
« Ô, noble étranger, dit-il, excusez-moi, je me laisse aller à mes propres maux, et ceux de mon royaume, qui ne sont rien, j’en suis sûr à côté des vôtres. Dites-moi pourquoi êtes-vous venu dans un endroit aussi reculé, vous qui êtes du Sud, à ce que je vois ? Est-ce par curiosité ?
— Non, vénérable chef, ce n’est certes pas par curiosité
— Ah, dites donc !
— Je suis à la recherche d’un de mes hommes nommé Montcho. Il a été emprisonné par l’armée de Yamaoré à la lisière de la jungle ; il aurait été libéré par vos hommes, paraît-il.
— Noble étranger, la chose est possible. Est-ce un homme court ?
— Oui, en effet.
— Et il a une seule cicatrice sur la joue ?
— Oui, c’est cela même
— Je vois de qui vous parlez, noble étranger ; ici, tout le monde l’appelle “l’homme-leurre”, il vient du sud avec un pouvoir étrange et se transforme en animal.»
En entendant ces mots de la bouche de Yaradoua j’ai tout de suite su qu’il s’agissait de Montcho, parce que mon grand-père, Dah Hounwadan Kpossouvi, avait donné le kanlinbô au père de Montcho. C’est ainsi que l’on a coutume de faire dans notre famille à ceux qui nous sont obligés. En remerciement des services rendus à notre clan ou à notre famille, le dah, qui est sur le trône, à condition d’en demander la permission aux ancêtres, peut donner à un de ses hommes un bô qui lui apporte pouvoir et respect. Et je me souviens bien que mon grand-père avait donné le kanlinbô au père de Montcho, c’est pour cela que, chaque matin quand les femmes de mon grand-père saluent Montcho, elles ont coutume de l’appeler « Montcho kanlinnon », qui est une manière de reconnaître son pouvoir de se transformer en animal. Cependant, ce pouvoir n’est pas aussi puissant que le bô de mon grand-père et ne s’utilise pas n’importe comment, mais il n’y a pas de doute, Montcho le possède, et l’a hérité de son père qui l’a reçu de mon grand-père Dah Hounwadan. En confirmant la chose à Yaradoua je lui demande pourquoi dans le village Montcho avait le surnom de l’homme-leurre. Alors à nouveau, Yaradoua me parle de la vie de leur village, du Conseil des Villages-Frères. Ce conseil qui comprend tous les villages de la région, s’était réuni trois mois auparavant à Borominfla. Tous les villages et royaumes des environs étaient représentés. Il y avait les représentants de Korominfla, de Dorominfla, de Borominfla, de Norominfla, de Godominfla, de Zogominfla, et même de N’Bali, de Kandi, de Flakouro, de Bassika, de Bimbéroka et de Taniéka. etc. Bref, tous les villages et hameaux de la région étaient là. Pendant le Conseil, le Décret qui interdisait le braconnage a été proposé. Dorominfla et d’autres villages qui s’enrichissaient du commerce des animaux ont voté contre, d’autres villages se sont abstenus mais la majorité des villages représentés au Conseil des Villages-Frères a voté pour et le Décret a été adopté. Selon ce Décret, la chasse aux animaux sauvages était interdite sauf dans certaines conditions bien précises. On ne devait pas chasser les animaux pour leurs défenses, leurs cornes, ou leur fourrure et ceux que l’on chassait pour leur chair, on devait les chasser selon des règles très strictes. Et le conseil a dit les règles de la chasse aux animaux. Le Décret mettait hors-la-loi les braconniers et tous les villages qui les encourageaient devaient être exclus s’ils continuaient de les encourager. Les villages qui avaient cessé de faire de l’élevage ou de l’agriculture et qui vivaient uniquement du braconnage étaient invités à revenir à l’agriculture et à l’élevage. Ceux qui se plaignaient de ne pas avoir assez de terres fertiles ou de zones de pâturage ont été entendus. Le Conseil des Villages-Frères leur a donné des terres pour cultiver les champs de mil et de sorgho et des zones de pâturage pour leurs troupeaux.
Après le vote du Décret par le Conseil des Villages-Frères, beaucoup de villages qui vivaient du braconnage ont recommencé à cultiver leur terre, à semer le mil et le sorgho, et à élever les animaux. D’autres ont continué mais c’étaient de petits villages sans importance déclarés hors-la-loi par le Conseil des Villages-Frères Mais Dorominfla, un village important, qui jadis, du temps du roi Baboni, avait la réputation d’un village de sagesse respectueux des règles de vie sacrées a continué à violé le Décret d’une autre manière. S’appuyant sur le pouvoir de Montcho, Dorominfla s’adonnait toujours au braconnage. Les hommes de ce village, avec à leur tête le commandant Sanni et le Prince Régent ont pris à la lettre le Décret du Conseil des Villages-Frères.
Parce que dans le Décret, il est dit que « le braconnier est un homme qui tue les animaux sauvages au mépris des lois avec des armes à feu et contre la volonté de la Nature ». Selon eux, la "volonté de la Nature" voulait dire aussi la volonté des animaux. Alors quand Montcho est arrivé avec son pouvoir de se transformer en animal, les hommes de Dorominfla qui voulaient toujours continuer à faire le braconnage sans être hors-la-loi, ont inventé l’homme-leurre dans le seul but de contourner la Loi.
« Mais, c’est quoi l’homme leurre ? » demandai-je à nouveau.
— Demi-Frère-Des-Dieux, écoutez-moi bien et vous comprendrez.»
Yaradoua me dit ce que Montcho a fait. Pour contourner la Loi, les hommes du commandant-en-chef, creusaient partout des trous profonds et vastes dans la jungle. Au fond de ces trous ils plantaient des pieux pointus. Ensuite, Montcho se changeait en animal : en rhinocéros, si les hommes de Sanni avaient besoin de cornes de rhinocéros, en éléphants quand ils avaient besoin de défenses d’éléphant. Ainsi transformé, Montcho allait à la recherche d’autres rhinocéros et leur parlait dans leur langue de rhinocéros. Soit il devenait un mâle puissant pour attirer une femelle en chaleur, soit il devenait une femelle pour attirer un mâle en rut. Ou bien il disait à ses semblables que l’herbe était bonne à un endroit et il les conduisait et quand il arrivait proche de l’endroit où les hommes de Sanni avaient creusé leur trou vaste et profond, il se mettait de côté et l’animal affamé tombait dans le trou. L’animal ainsi piégé était blessé et mourait de mort lente. Alors les hommes de Sanni s’emparaient de ses défenses ou de ses cornes. Et ils estimaient ce faisant qu’ils n’étaient pas hors-la-loi s’abritant derrière la lettre de la Loi en disant que "la volonté de la Nature" voulait dire aussi "la volonté des animaux." Dans leur bonne conscience triomphante, ils tenaient les animaux pour responsables de leur sort dans la mesure où à les en croire, ils n’étaient plus victimes comme naguère des armes à feu et venaient de leur propre gré se jeter dans les trous profonds. Ainsi, avec cette nouvelle idée, les hommes du commandant Sanni et les braconniers tuaient encore plus d’animaux qu’avant le Décret. Voilà, noble étranger, pourquoi votre homme est appelé dans notre village et ses environs l’homme-leurre du Prince Bonzo Yamaoré et de sa clique de braconniers.
Mais depuis une semaine, suite à la vente d’une corne de rhinocéros à Chen wen Lhu, un trafiquant chinois très riche, il y a eu une violente dispute entre Montcho et le Prince Régent au sujet de l’argent de ce trafic. Alors, le commandant Sanni, sous prétexte de faire la paix a fait boire à Montcho le breuvage du sommeil profond. A la suite de quoi, le commandant l’a fait prisonnier dans une des chambres du palais dont la clef est cachée dans la case carrée. Or selon la tradition, seul le roi désigné ou le Prince Régent peut entrer dans cette case.
Quand Yaradoua m’a raconté cette histoire j’étais content et mécontent à la fois. J’étais mécontent parce que Montcho avait utilisé le kanlinbô de mon clan pour aider les braconniers à faire croire qu’ils respectaient la Loi cependant qu’ils continuaient à tuer les animaux sauvages au mépris de la Loi. Le kanlinbô était utilisé pour tuer les animaux. Sacrilège ! Mon grand-père n’aurait pas aimé ça. Chez nous, le kanlinbô est utilisé pour protéger les animaux et leur montrer que nous sommes comme eux, même si nous ne vivons pas dans la jungle.
Mais, d’un autre côté, j’étais content parce que je savais que Montcho était en vue et que pour le libérer, il fallait que Yaradoua devienne roi. Alors j’ai parlé au chef Yaradoua de l’intronisation.
« Brave Yaradoua, voulez-vous devenir roi de votre pays ?
— Bien sûr que je veux, noble étranger, ce ne serait que justice.
— Eh bien, c’est chose possible.
— Et comment donc, Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits ?
— Grand-Chef Yaradoua, serais-je Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits pour rien ? Ecoutez-moi bien » Yaradoua était impatient de savoir comment j’allais faire. « Eh bien Demi-Frère-Des-Dieux, je ne demande qu’à voir ça
— Grand-Chef, vous êtes prétendant au trône, n’est-ce pas ?
— Evidemment, c’est la tradition qui le veut
— Et la cérémonie aura lieu aujourd’hui.
— C’est exact, aujourd’hui même.
— Et le Prince Régent sera dans la case carrée.
— Vous savez tout sur nos traditions, Demi-Frère-Des-Dieux, mais je crains que cela ne suffise pour changer l’ordre des choses.
— Que voulez vous dire, Grand chef ?
— Eh bien Bonzo Yamaoré le scélérat a tout fait pour être élu roi, et je crains que rien ne puisse arrêter sa marche diabolique vers le trône.
— C’est ce que nous allons voir, Grand-Chef ! Aujourd’hui, plaise aux dieux mes demi-frères, Bonzo Yamaoré dormira en prison »
Yaradoua avait du mal à me croire. Il resta silencieux un moment.
« Ainsi, dit-il selon vous, je pourrai devenir roi dans quelques heures.
— Oui, Brave-Chef, plaise aux dieux.
— Ah, si ce rêve pouvait se réaliser, je vous donnerai autant d’or que vous voudrez, autant de diamants qu’il vous plaira de voir scintiller au cou des plus belles femmes de mon royaume.
— Je vous remercie Grand chef, mais je ne cherche ni or, ni argent ni gloire, et j’ai assez de femmes chez moi.
— Alors que voulez-vous au juste Demi frère des dieux ?
— Eh bien, repartir dans mon pays avec l’homme-leurre.
— Rien que ça ?
— Oui, Grand-Chef, et c’est déjà beaucoup pour moi.
— Eh bien, qu’à cela ne tienne, Demi-Frère-Des-Dieux ! »
Zhalia m’avait dit que Yaradoua était un homme de parole. Je n’avais aucun doute là-dessus. Mon arrivée avait redonné espoir à tout le village. Pour fêter l’espoir retrouvé, une fête a été organisée en mon honneur. Et les soldats ont déposé les armes. Le village a retrouvé la liesse des grands jours. Le tam-tam royal a retenti toute la matinée. Les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards, les blessés de guerre et les bien portants, tout le monde a mangé bu et dansé comme cela n’avait plus été le cas à Korominfla des mois et des mois.
Moi non plus je n’ai pas été en reste des réjouissance. Vêtu de la tunique spéciale des danseurs somba, maniant la même baguette rythmique que les danseurs du cru, j’ai dansé la danse sacrée du Zégué au son des tam-tams du Nord. J’ai bu et mangé. Mais pendant tout ce temps, si mon âme était à la joie, mon esprit n’était pas en fête. Je ne savais pas exactement comment faire pour empêcher le Prince Régent d’accéder au trône, Cet homme fourbe et sans cœur était par dessus le marché un assassin et un ami des braconniers. Il ne fallait pas qu’un tel homme conduise les destinées d’autres hommes, même en tant que simple chef de village. Il me fallait éviter cette catastrophe en utilisant mes bô. Mais j’avais beau penser cela, je ne savais pas quel bô utiliser pour que le Conseil des électeurs ne l’intronise pas. Je savais que si Bonzo Yamaoré ne sortait pas de la case carrée, ou s’il trébuchait, il ne sera pas roi. Mais s’il ne devient pas roi et s’il reste en liberté, il va faire du mal à ses opposants comme il l’a déjà fait une première fois en assassinant le Roi Baboni. Je pensais que le zindôbô ou le fifôbô ferait l’affaire. Dans mes plans les plus audacieux, je rêvais discrètement de m’introduire dans la retraite du Prince Régent le jour de l’intronisation et de l’empêcher de sortir au moment opportun. Je rêvais aussi de le faire tomber dans la cour sacrée. Je rêvais à d’autres choses semblables. Pendant que je pensais à toutes ces choses, je dansais et je buvais comme tous les autres, et personne ne savait que je pensais à toutes ces choses, et le temps est vite passé.
Un peu après midi, la délégation royale de Korominfla a pris la route de Dorominfla. Le futur roi était porté dans une chaise à dos d’homme. Sa suite était composée d’une centaine de membres. Parmi eux, il y avait cinq électeurs du roi et le groupe des animateurs qui chanteront les louanges du nouveau roi et qui avaient composé des chansons à la gloire du Zégué noir. Ces chansons étaient oubliées à Dorominfla où depuis deux ans on chantait des hymnes à la force de l’ivoire et à l’éclat des diamants. La délégation était composée aussi des femmes du futur roi dont la Reine mère Foburu. Le reste de la délégation était composé des hommes d’escorte et de la sécurité personnelle du roi sans oublier les futurs ministres et fonctionnaires qui avaient combattu dans l’ARZIN, l’armée de réhabilitation intégrale du Zégué noir que Yaradoua a créée depuis la mort du Roi Baboni.
En partant pour Dorominfla, Yaradoua m’a invité à le suivre mais j’ai décliné son offre.
« Eh bien, dit-il, Demi-Frère-des-Dieux, sans vous que puis-je faire ?
— Valeureux combattant de la liberté, lui répondis-je, suivez les traditions de votre royaume et le Conseil vous en saura gré. »
Après ça, Yaradoua m’a laissé avec un de ses hommes et il a pris la route en tête de la délégation royale. Les chants et les louanges en son honneur rythmaient leur marche vers Dorominfla.
© Blaise APLOGAN
A suivre
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