2.2
Mais après le départ d’Abalo, durant des heures, Dônan ne m’a rien dit. A vrai dire, il n’en a pas eu le loisir. Monsieur Angels, son chef était arrivé sur le chantier. « Désolé dah, dit-il, Yovo est là, à tout à l’heure »
Je suis resté assis sous un baobab à la lisière du chantier à regarder les ouvriers travailler. Des grosses machines tournaient en faisant du bruit. Des camions allaient et venaient dans tous les sens; des pelleteuses raclaient le sol et faisaient des tas de sables. La terre étaient rouge par endroits, poudreuse et grise ailleurs. Là où j’étais, il n’y avait pas encore de goudron et tout sentait la terre fraîche et l’odeur des racines coupées.
Angels allait et venait ; parfois à pied, le plus souvent dans sa camionnette. A pied ou en voiture à ses côtés se tenait Bodéa, son interprète africain. Angels était un homme coléreux. Chaque fois, il criait sur les ouvriers comme on crie sur une bête de somme. Il enrageait à tout bout de champ et, pour un oui ou pour un non, il s’en prenait à l’interprète.
Vers trois heures de l’après-midi, j’avais soif et faim. On était hors de la ville, et il n’y avait pas de quoi manger à portée. Je commençais à avoir le vertige. Je n’en pouvais plus, alors, je suis entré dans les futaies pour chercher des fruits sauvages et des baies, mais il n’y avait pas de fruits sauvages ou de baies comme dans le sud. Rien que des plantes des arbustes et des fourrées avec des lianes grimpantes tout autour. Alors, pour aller plus loin dans la brousse, j’ai utilisé mon Kanlinbô. Je suis devenu un aigle et j’ai plané sur une prairie clairsemée située à quelques kilomètres de là.
En bas, dans la prairie, mon regard fut attiré au loin par un lycaon qui jouait avec un œuf d’autruche. Il voulait casser l’œuf mais sa mâchoire était trop petite et la coquille de l’œuf dure. Le lycaon le roulait, le tournait et bavait sur la coquille sans pouvoir la casser. L’œuf devenait glissant et insaisissable. Le pauvre lycaon en était là quand arrivèrent d’autres bêtes : des singes, des hyènes, des vautours et toutes sortes d’animaux affamés. A leur manière, et chacun à son tour, ils essayèrent de casser l’œuf mais en vain. Pendant ce temps, je planais dans les airs. A bout de souffle et impuissants, les animaux formèrent un cercle autour de l’œuf. Profitant de leur fatigue, j’ai fait une descente en plongée rapide et j’ai ravi l’œuf avec mes serres puissantes et acérées. Effrayés, les animaux poussèrent des cris d’impuissance en suivant mon ombre. Mais j’étais sourd à leur cris. J’ai atterri un peu plus tard sur un rocher tranquille et j’ai déposé l’œuf au creux du rocher. Là, aidé d’une pierre serrée entre mon bec, j’ai cassé l’œuf. Mais ô horreur ! L’œuf était pourri et une odeur nauséabonde m’a pris à la gorge. L’odeur était insupportable pour moi parce que je n’étais pas vraiment un animal mais pour les animaux elle devait être délicieuse ; et en effet, ils s’étaient mis à courir en masse vers sa source. J’entendais leurs cris et le bruit de leur avancée. En quelques instants, je commençais à voir des chacals et des vautours qui se dirigeaient vers moi. Je n’ai pas attendu mon reste ; j’ai pris l’envol vite et j’ai quitté l’œuf sans le manger. J’avais peur de tomber malade rien que d’avoir été exposé à son odeur et il n’était pas question pour moi d’y goûter. J’ai volé en direction des fourrées et là en utilisant mon Kanlinbô, je suis devenu à nouveau un homme et j’ai repris ma place au bord de la route.
Mais j’avais toujours faim. Sur le chantier, les ouvriers travaillaient sans relâche et les machines tournaient toujours dans un vacarme d’enfer. Les voitures allaient et venaient sans cesse. Au milieu de tout ce va et vient d’engins de toutes sortes, je vois la voiture jaune de Monsieur Angels qui apparaît en roulant doucement. Arrivé à ma hauteur, la voiture s’arrête et se gare en face, de l’autre côté de la route et, aussitôt sorti, l’Américain hurle des ordres à Bodéa, son aide. Après il se dirige vers la remorque d’où il tire un coffre en plastique contenant de la nourriture emballée dans du papier aluminium. De loin, sous mes yeux ébahis, il déballe tour à tour sur un plateau un gros rôti de poulet entier, des sardines, du pain, des pommes de terre, de l’ananas pelé, une mangue et du jus de fruit dans une carafe transparente. Entraînée par le vent, l’odeur alléchante de son repas me parvenait. Moi qui n’avait rien mangé le matin à l’auberge avant de sortir poussé par la mélancolique chanson d’Ayatoh, j’étais alléché par le spectacle. Comme j’étais attiré par la délicieuse odeur du repas et je ne pouvais pas résister, je me dis : « Et si je prenais un peu de la nourriture du Blanc à son insu ? » Je savais qu’il n’allait pas accepter de partager son repas avec moi, même si je lui disais que j’étais un dah, c’est à dire un homme important qui a beaucoup de femmes et d’enfants. J’ai alors utilisé mon zindôbô et je suis devenu invisible. Ni vu ni connu, j’ai traversé la route et je suis allé vers la voiture jaune. Au moment où j’arrivais, Monsieur Angels est allé vers les ouvriers pour crier des ordres, et Bodéa, qui le talonnait, a traduit ses paroles dans plusieurs langues. Les ouvriers se sont mis à travailler avec plus d’entrain encore. Pendant ce temps, je prenais la nourriture du Blanc. J’ai pris la moitié du poulet, une pomme et une orange, cela me suffisait pour calmer ma faim. Après je suis revenu de l’autre côté de la route et, caché derrière les fourrées, j’ai commencé à dévorer mon butin.
J’étais derrière le baobab et en mangeant j’avais un œil sur Monsieur Angels. Quand le Blanc est revenu vers la remorque, il a vu les dégâts que j’avais causés et il s’est mis à hurler comme un fou à Bodéa : « You Bastard, you eat up my food, comme here ! » Dônan et les autres ouvriers restèrent bouche bée. Quand Bodéa est arrivé vers son chef, Monsieur Angels s’est précipité sur lui comme un bourreau sur sa victime. Le Blanc lui donnait des coups de poing et de pied. Les ouvriers se sont arrêtés et regardaient le spectacle, l’air hébété. En voyant ça et ne pouvant pas laisser le Blanc frapper Bodéa pour rien, j’ai couru à son secours. Comme j’étais invisible, j’ai attrapé les pieds de Monsieur Angels et il est tombé ; cependant, sans me voir il se battait contre moi. Ne comprenant pas ce qui se passait, et croyant que son patron se battait tout seul, Bodéa s’est mis à l’écart. Les ouvriers n’en croyaient pas leurs yeux. Ils étaient contents de voir leur chef à terre s’agitant comme un fauve pris dans un piège. Mais pour moi, la tâche n’était pas facile, car l’Américain se démenait comme un diable. Pour le mobiliser, j’ai dû ligoter ses mains avec de la liane. Malgré ça il ne voulait pas s’avouer vaincu ; alors, je l’ai assommé de deux coups de poings et il s’est calmé. Quand j’ai vu qu’il ne bougeait plus, je l’ai laissé au milieu des ouvriers, et je suis parti sous l’arbre et j’ai continué à manger mon butin comme si de rien n’était.
Quelques minutes après, Angels a repris conscience. Les ouvriers l’ont libéré et il s’est relevé. L’Américain ne menait pas large. Clopin-clopant, il a regagné sa voiture, et avec le peu de force qu’il lui restait, il a claironné la fin de la journée. Les ouvriers étaient contents. Grâce à cet incident, ils avaient gagné trois heures de repos bien mérité. Quand la voiture de l’Américain a démarré, je suis redevenu visible grâce à mon zindôbô. C’est alors que Dônan m’a aperçu sous le baobab. Il est venu vers moi en courant et quand il a vu que je mangeais il a compris ce qui s’était passé. Je l’ai invité à manger le reste du morceau de poulet et il s’en est saisi avec joie : « Oh, la viande du Blanc est fort délicieuse ! » cria-t-il. Les autres ouvriers l’ayant entendu se sont dirigés vers nous. Alors j’ai utilisé mon fifôbô et nous nous sommes volatilisés.
Dônan et moi nous nous sommes retrouvés dans le marché de Kandi, à plusieurs kilomètres du chantier. En voyant mes pouvoirs, Dônan a su que je n’étais pas n’importe qui et il a commencé à me montrer encore plus de respect qu’au début. C’était l’après-midi et il faisait chaud. Dans le marché, nous sommes allés dans une échoppe où nous avons bu de la bière de mil. En buvant, nous bavardons et je n’ai pas tardé à poser la question qui me tenait à cœur. J’ai demandé à Dônan où je pouvais trouver Montcho. Il m’a dit que normalement il ne devait pas me révéler l’endroit parce qu’il avait promis à Montcho de garder le silence. Mais comme j’avais du pouvoir, il m’a expliqué un problème qui lui tenait à cœur. Il a dit qu’il était amoureux d’une fille du Nord nommée Mondia. Les parents de cette fille ont fixé une condition pour accorder sa main à un homme du sud : Dônan devait donner une dot en zébus dont le nombre est égal au huitième du nombre de chèvres noires de leur enclos familial. Personne n’a accès à l’enclos gardé par deux panthères féroces et un garde farouche. L’enclos est très haut et Dônan ne sait comment faire pour connaître le nombre exact de chèvres qu’il contient. Quand il m’a expliqué ça, je lui ai dit que je ne pouvais pas utiliser mon zindôbô vu que le zindôbô ne permet pas d’être invisible aux animaux mais seulement aux hommes. Il ne restait plus que le kanlinbô, et j’ai dit à Dônan que je vais essayer de faire quelque chose.
Alors, il m’a accompagné vers le domaine des parents de sa bien-aimée. Au dernier sentier menant à l’enclos, Dônan est resté à l’écart et je suis allé vers l’enclos des chèvres. Le lieu était bien gardé avec de hautes clôtures et deux panthères et un gardien à côté d’eux. Je me suis faufilé un peu dans la brousse et m’étant transformé en chèvre noire, j’ai avancé vers le gardien qui somnolait. Quand je suis arrivé tout près du gardien, j’ai léché son front. Réveillé en sursaut, il a vu une chèvre noire à ses côtés, et il a pensé que c’était l’une des chèvres noires de son maître qui s’était échappée, alors, il m’a attrapé par le cou et m’a traîné vers l’enclos. Devant la porte de l’enclos, même avec mon apparence de chèvre les panthères flairaient la ruse et voulaient se jeter sur moi, mais le gardien les a éloignées. Une fois à l’intérieur de l’enclos, le gardien a compté une à une les chèvres noires de son maître et est arrivé à quarante et un en me comptant moi-même. Le nombre quarante et un l’a troublé ; il a cru qu’il s’était trompé, mais il m’a laissé parmi le troupeau en disant : « Mieux vaut quarante et un que quarante » et il est sorti en refermant la porte derrière lui. Seul parmi les chèvres, j’ai utilisé mon kanlinbô et je suis devenu un homme. Les chèvres ont commencé à bêler et à fuir dans tous les sens. Au même moment, j’ai entendu le grognement des panthères et les pas du gardien. Je n’ai pas attendu longtemps ; très vite, à l’aide de mon kanlinbô, je suis devenu un aigle et j’ai disparu dans les airs. Quelques instants après, je suis revenu au bord du sentier où Dônan m’attendait et je lui ai dit que le nombre de chèvres noires était quarante. En entendant ça, Dônan était heureux. Maintenant, il pouvait épouser Mondia, parce qu’il connaissait le nombre secret que ses parents lui tenaient caché pour empêcher leur fille d’épouser un homme du sud.
Dônan m’a emmené dans un maquis de Kandi où nous avons mangé de la pâte de maïs à la sauce de mouton arrosée de bière de mil bien fermentée. Après, il a voulu que je connaisse chez lui et nous nous sommes mis en route. Le soir tombait. Sur le sentier qui longeait les champs, il a rencontré un homme du nord, un berger qui rentrait avec ses zébus à bosse. Dônan a salué le berger et ils ont parlé un moment dans la langue du pays. Ils avait l’air de traiter une affaire et quand ils ont fini, ils se quittés satisfaits tous les deux. Dônan et moi nous avons repris la route. Chemin faisant, il m’a appris qu’il venait de commander les cinq zébus pour la dot de sa future épouse. Nous avons marché pendant une demi-heure encore. La maison de Dônan était située dans un endroit reculé sur une terre argileuse. Elle était un peu à l’écart des autres habitations. Dans la cour, un cheval était attaché sous un hangar. A notre entrée, Dônan me conduisit vers le hangar : « Dah Kpossouvi, dit-il en posant sa main sur le flanc du cheval, je n’ai pas grand-chose à vous offrir mais grâce à vous je vais enfin épouser la femme de mes rêves, alors permettez-moi de laisser entre vos mains les rennes de Tamani, mon cheval noir… » J’étais surpris par son geste, et comme il n’y avait pas moyen de s’y dérober, j’ai accepté son offre. Après nous sommes allés dans le séjour, et nous avons bu du sodabi en parlant. Mais Dônan semblait avoir oublié sa promesse, alors au bout d’un certain temps, je lui ai dit : « Entre nous, Donan, est-ce qu’on peut parler de Montcho ?
— Oui, Dah c’est un peu compliqué, vous savez, avant de partir, Montcho m’a fait jurer de garder le secret mais je ne peux rien vous cacher, j’espère que vous n’en parlerez à personne.
— Vous avez ma parole
— Bien, avez-vous entendu parler de Dorominfla ?
— Non, je ne connais pas beaucoup de villages ici
— Montcho est parti là-bas avec l’envoyé du chef du village.
— Dorominfla ! j’espère que ce n’est pas très loin d’ici
— Non, Dah, c’est un village situé à la lisière de la jungle, un peu au nord de la route en construction. Le chef de ce village est un trafiquant de défenses d’éléphants et de cornes de rhinocéros. Il se nomme lui-même le « Roi des animaux » Il fait son trafic avec des Blancs qui achètent des tonnes de défenses qu’ils vont vendre chez eux ou chez les Chinois. Le chef du village de Dorominfla est le beau-frère du père de Mondia. Vous voyez pourquoi, je dois garder le secret.
— Je vois… mais ne vous en faites pas, vous avez ma parole »
Ce soir-là, Dônan me conseilla de ne pas me rendre à Dorominfla la nuit parce que les gens du nord n’acceptent pas d’étrangers la nuit. Je lui ai dit que je ne partirai pas la nuit et il m’a demandé où j’allais passer la nuit et quand j’ai parlé de l’Auberge-des-Quarante et une délices, il a souri en disant : « Je vois Dah, c’est un endroit formidable ! »
Il ne savait pas que j’avais déjà passé ma première nuit dans l’auberge de Nan-Guézé et je suis parti sans rien dire. Tamani est un cheval docile. Sur son dos, je suis parti au trot jusqu’à l’auberge sans aucun problème. Dans le quartier des-Quarante-et-une-délices régnait un silence de cimetière et l’auberge paraissait endormie. Sans faire de bruit, je suis allé dans la grange et j’y ai attaché Tamani ; après, je suis entré dans la salle de séjour par un couloir intérieur. Nan-Guézé et six de ses filles étaient autour de la table centrale. Elles étaient en toilette avec des colliers de perles autour du cou et leur poitrine était saupoudrée de talc. Elles étaient fraîches et parfumées, on aurait dit les reines d’un soir. A leur tête trônaient Nan-guézé. Quand elle m’a vu entrer par la porte du couloir intérieur, elle m’a regardé d’un air surpris comme si elle ne s’attendait plus à me voir chez elle, mais sa voix était douce quand elle m’a parlé.
« Soyez le bienvenu, Dah, l’extérieur était-il bon ?
— Oui, Nan-Guézé, et vous l’intérieur était-il bon ?
— Très bon, donnez-vous la peine de vous asseoir, dah. »
Sur cette invitation, j’ai pris place en face des femmes. Et je pouvais voir de près comment elles étaient jeunes et belles comme Ayatoh avec laquelle j’ai passé ma première nuit. Mais Ayatoh n’était pas du nombre. La fille en face de moi était une fille du nord, mince, grande et belle. Nan-Guézé était en bout de table. Même avec ses cinquante ans passés, elle ressemblait à la reine mère d’une ruche délicieuse. Elle était en chair comme nous aimons les femmes chez nous à Ajalato. Sa vaste poitrine montrait ses seins opulents qui n’avaient pas perdu de leur superbe d’antan. En voyant sa beauté, maintenant qu’elle savait que j’étais bien Sèmako, le petit-fils de Kpossouvi, son mari, j’ai eu peur de son charme. Et je me demandais : Est-ce qu’elle sait ce que je sais maintenant ? Je ne veux pas croire parce que si elle savait, cela voudrait dire qu’elle me prépare un piège, ce qui risque de porter le trouble dans ma famille. Car comment pourrais-je revenir à la maison avec Nan-Guézé à mes bras ? Je me disais tout ça, et j’étais inquiet quand Nan-Guézé a rompu le silence.
« Dah a découvert un peu le pays ?
— Oui, c’est un pays magnifique.
— Vous avez raison, Dah, on ne s’y plaint pas.
— Et les gens sont bien, on m’a même offert un cheval
— Un cheval ! c’est là un précieux cadeau de la part d’un nordique.
— Oui, c’est le roi du Dorominfla. Il m’a fait cette offrande parce que sa fille se marie bientôt et il veut que j’accompagne ses annonceurs pour porter la bonne nouvelle aux villages voisins.
— C’est la tradition ici ! Et il ne faut pas moins d’une journée entière dans chaque village.
— Voilà de quoi occuper mes journées.»
Nous parlions ainsi, Nan-Guézé et moi, quand les jeunes femmes se sont levées une à une pour mettre le couvert. Je n’ai pas dit la vérité à Nan-Guézé, parce que, comme je lui avais promis de ne plus rechercher mon employé, je ne savais pas comment faire pour expliquer que j’allais sortir le lendemain matin et peut-être le surlendemain et ainsi de suite jusqu’à ce que je trouve Montcho. Je crois que Nan-Guézé ne s’est douté de rien et elle s’est levée avec respect quand ses filles m’ont apporté de quoi manger.
Comme la veille, j’ai mangé avec appétit. Aussitôt après le repas Nan-Guézé est revenue dans la vaste salle de séjour de l’auberge où j’étais assis. On aurait dit qu’elle veillait mes moindres faits et gestes. Debout de l’autre côté de la table, les mains aux hanches, elle me regarde un moment d’un air espiègle avec un sourire en coin. « Dah, dit-elle d’une voix suave, savez-vous que vous devez choisir une chambre pour la nuit ? » Ce disant, elle avait entrouvert son pagne comme les femmes font chez nous pour mieux nouer leur pagne à la taille ou bien aussi pour séduire. Et j’ai vu son bassin de profil et ses seins tout en volupté. J’ai vu aussi son ventre rose avec un nombril creux, et j’ai pensé au nombril d’une calebasse bien lisse. Enfin, j’ai vu les poils de son pubis et j’ai pensé à une mer un peu avant la montée des eaux. Pendant que je pensais à tout ça, Nan-Guézé a sonné une cloche qui était posée sur la table et la jeune fille du nord est arrivée. Elle s’appelait Zhalia. Et Nan-Guézé a dit : « Petite Zhalia, va chercher le breuvage de la joie »
Quand Zhalia est partie pour chercher le breuvage de la joie, Nan-Guézé m’a dit que je n’étais pas le seul homme de l’Auberge-des-Quarante et une délices ; un jour sur deux, l’auberge recevait des hommes étrangers et il y avait deux sortes de chambres. Celles qui étaient fermées et celles qui étaient légèrement entrouvertes. Nan-Guézé m’a dit que, si je voulais choisir une chambre pour dormir dans les bras d’une femme, je ne devais frapper qu’aux portes fermées car les chambres aux portes entrouvertes étaient occupées. Après Nan-Guézé m’a salué avec respect en disant :
« Que la nuit vous soit bonne, dah quel que soit votre choix
— Merci Nan, que la nuit vous soit bonne également »
Nan-Guézé a encore entrouvert son pagne et j’ai encore vu tout son corps nu un bref instant. Et j’ai pensé les mêmes choses que j’avais pensées déjà. Cependant, je n’ai plus rien dit et je n’ai plus rien fait, je suis resté assis et Nan-Guézé est partie en me laissant seul dans la salle de séjour. Pendant que j’étais seul, je pensais. Je me disais : avec son corps nu que j’ai vu deux fois, Nan-Guézé veut m’ensorceler. Et si j’allais passer la nuit dans sa chambre ? Et si je lui disais que j’étais Sèmako, le petit-fils de son mari ? Ah, si je lui disais ça, elle ne me donnerait plus le secret du breuvage de la joie, parce que ce qu’elle voulait c’est m’épouser pour faire honte à ma famille. Et si je prenais les devants en dormant dans sa chambre ? Est-ce que je pourrais dormir dans son lit sans faire l’amour avec elle ? Ah, Mahu, même si c’était possible, ce serait une insulte pour sa beauté. Mais je sais que je ne le peux pas parce que Nan-Guézé était belle et toute en chair comme les femmes de chez nous même quand elle avait ses cinquante ans, elle était fraîche et son corps nu me faisait penser des choses. Je ne voulais pas passer la nuit dans sa chambre, ce serait manquer de respect à mon grand-père.
Je pensais comme ça assis devant la table quand Zhalia est entrée dans la salle de séjour. Elle a déposé la calebasse de breuvage sur la table et m’a salué en faisant la révérence.. Et elle voulait s’en aller quand j'ai dit :
« Ah, Zhalia, tu ne m’as apporté qu’une calebasse ?
— Excusez-moi, dah, vous en voulez plus ?
— Ah, quelle question ! Si je devais dormir dans tes bras cette nuit, penses-tu qu’une seule calebasse me suffira ?
— Je vais en chercher si vous voulez, dah »
Quand Zhalia a dit ça, elle avait l’air heureuse et elle est repartie aussitôt. Moi, je n’ai pas attendu. L’odeur du breuvage m’attirait déjà. Je me suis précipité sur la calebasse et j’ai bu d’un trait jusqu’à la dernière goutte. J’étais heureux après avoir bu et petit à petit, j’ai commencé à sentir ma force qui revenait. Le désir me prenait doucement et m’emplissait la tête. Je rêvais. Je commençais à imaginer des choses. La pénombre aidant, je voyais des silhouettes de femmes sur le mur en face de moi. Ces femmes que je voyais ressemblaient à mes femmes. Elles étaient nues et attirantes. Parmi elles, j’ai reconnu clairement Awahou, ma toute dernière épouse. Ses seins étaient bombés, sa poitrine large, son bassin ouvert et ses cuisses écartées. Je croyais qu’elle voulait de moi. Je ne savais pas que c’était le désir qui me jouait des tours à cause du breuvage de la joie, et j’avais envie d’être avec mes femmes parce que personne ne pouvait les remplacer même pas les Quarante-et-une-Délices de l’auberge de Nan-Guézé.
Au moment où je me suis levé pour aller vers la silhouette d’Awahou, Zhalia est apparue et toutes les silhouettes ont disparu aussitôt. Alors, je n’avais plus d’yeux que pour elle. Zhalia a déposé la calebasse sur la table et m’a salué en faisant encore la révérence. J’ai vu ses seins fermes comme des sagaies qui sortaient de son pagne noué, sa hanche souple et ses longues jambes, ses cheveux tressés comme des feuilles de filao, ses lèvres fines et, à travers ses lèvres souriantes, ses dents blanches. J’ai regardé dans son visage de gazelle et ses yeux brillaient comme des étoiles. Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé, le désir m’a pris et je me suis jeté sur elle et je l’ai serrée contre moi dans mes bras très fort. Son pagne s’est dénoué et elle était nue comme la lune et je l’ai couchée par terre. Il n’y avait que son pagne entre le sol et son corps. Quand elle a ouvert ses cuisses et j’ai effleuré de mes lèvres ses seins chauds, j’étais complètement hébété et j’ai commencé à haleter comme un animal. Zhalia gémissait. Avec fièvre, j’ai promené mes mains sur ses seins et son ventre et ses jambes et partout. Et le désir était roi et nous avons subi sa loi. Après avoir fait l’amour, j’ai bu la deuxième calebasse et nous sommes descendus dans la chambre de Zhalia où nous avons fait l’amour toute la nuit. Et Zhalia disait : « Ô quel délice le vodjèman ! Ô quel délice, dah ! » C’était le nom de plante de sa chambre. Elle a continué à dire ça et ainsi j’ai appris par cœur le nom de la deuxième plante avec laquelle Montcho préparait mon breuvage.
Au matin, les rayons du soleil sont entrés dans la chambre et j’ai vu Zhalia dans la lumière du jour. Elle était vraiment une beauté du nord : ses lèvres étaient fines, ses hanches souples, ses jambes longues et ses cuisses généreuses. Elle me souriait. Elle voulait faire encore l’amour et elle m’avait ouvert ses cuisses généreuses, et au fond de ses cuisses, je voyais une forteresse éblouissante aux portes grandes ouvertes avec son drapeau rouge qui respirait la vie, je voyais tout ça et la folie a commencé à monter en moi, comme la veille au soir, mais j’ai fait un effort et j’ai dit :
« Eô, Zhalia, éô
— Eô tè, vous ne voulez plus de moi, c’est ça ?
— Ce n’est pas ce que tu crois, Zhalia. Si j’avais su, je t’aurais choisie en dernier et ainsi tu pourrais devenir mon épouse...
— Puisque je ne peux plus être votre épouse, dah, pourquoi ne faisons-nous pas l’amour encore et encore ?
— Non, Zhalia, je suis vraiment pressé...
— Où donc allez-vous de si important, Dah ?
— A Dorominfla.
— Dorominfla ?
— Oui, Zhalia, connais-tu la route qui y mène ?
— Ah, quelle question Dah ? je suis née à Dorominfla...
— Ah bon ? Dans ce cas raconte-moi tout, Zhalia
— Est-ce que nous ferons encore l’amour? »
© Blaise APLOGAN
A suivre
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