Depuis plusieurs années la vie politique nigériane est prise dans une tempête de frustration. Celle-ci n'épargne aucun parti, aucune région. Que ce soit l'opposition et le pouvoir ou que ce soit le Nord et le Sud. Et cette logique croisée de frustration entre dans une opposition aveugle qui ne fait que nourrir la frustration. Même si, à la vérité, les fantasmes régionalistes n'ont jamais amélioré le sort réel des régions ou de leurs ressortissants qui les nourrissent passionnément. Et que le régionalisme ne profite qu'à une minorité d'intermédiaires qui exploite ces fantasmes à leur profit. La frustration du Nord, enracinée dans le malentendu régionaliste que l'arrivée au pouvoir d’un des siens est synonyme de prospérité, de fierté et de progrès, a été à l'origine de la montée en puissance du phénomène Boko haram. Avant de devenir incontrôlable, fondamentalement, l'insurrection qui porte le nom de Boko haram a été d'abord la cristallisation de la frustration régionaliste de tout le Nord, qui s'est senti déposséder d'une ère qu’il estimait lui revenir, le minimum de 8 ans qu’en toute « normalité » tout président nigérian élu devrait pouvoir être en mesure de passer à la tête du pays. Mais les vicissitudes de la vie ainsi que la logique politique et constitutionnelle en ont décidé autrement ; un président du sud chrétien a pris la place que le nord estimait lui revenir. Or, ce président du sud chrétien au lieu d'avoir les mains libres pour gouverner comme il l'entendait, a été happé par une atmosphère de déstabilisation concertée de sa gouvernance que le groupe terroriste Boko haram--incarnation de la frustration politique du Nord-- lui a imposée. D'année en année, le président Jonathan s'est senti dériver de ses buts initiaux pour se voir confronté à une réalité fort éloignée de sa vision initiale. Toute sa mandature a été à son corps défendant placée sous le signe anomique de l'insécurité et du terrorisme. Le terrorisme, à son tour, via le rôle de l'armée et son financement, a amené l'inflation de la corruption. Le pays a été rendu proprement ingouvernable dans la mesure où loin d'exécuter sereinement son programme initial, le président Jonathan a dû appliquer un programme négatif imposé par les circonstances. Ce en quoi, naturellement, il a échoué. Non seulement parce qu'il est difficile de réussir un programme qu’on n’a pas écrit soi-même, mais aussi parce que cet exercice a révélé sa propre médiocrité. Aujourd'hui, en raison de cette médiocrité dont le nom s’appelle terrorisme et le prénom corruption, la plupart des Nigérians considèrent que Jonathan a échoué et devrait rendre le tablier. Mais l'homme issu d'une petite ethnie du sud-est pétrolier ne l'entend pas de cette oreille. Jonathan était arrivé au pouvoir avec une cargaison de rêves épiques, parmi lesquels, laisser son nom à la postérité comme le premier président ijaw et le plus grand de tous les présidents figurait au premier plan. Le voilà qui, a son corps défendant est obligé d'émarger sinon au lot commun des dirigeants médiocres que le pays a connus en 50 ans d'indépendance, du moins, porter l'étiquette peu glorieuse du plus corrompu et du plus impuissant d'entre eux. C'est à la fois cette impuissance et cette mauvaise réputation qui constituent pour Jonathan et les siens une source de frustration. Non seulement les gens du sud-est n'ont pas eu le temps de profiter du passage à la tête du pays de l'un des leurs--occupé qu'il était à combattre une rébellion islamique qui lui a été imposée--mais aussi parce que, à défaut de vaincre Boko haram, Jonathan passait le plus clair de son temps à courtiser les représentants du Nord pour conserver leur soutien si politiquement nécessaire. Résultat des courses, forcé de chasser deux lièvres artificiels à la fois, il n'en a attrapé aucun : d'où sa frustration et sa désespérance profonde ; sa volonté de remettre le compteur à zéro, repartir coûte que coûte pour une autre mandature où, espère-t-il, il aura l'occasion de gouverner selon sa volonté et non pas selon le programme négatif imposé par ses ennemis politiques. C'est cette espérance chevillée au corps et à l'âme qui a poussé Jonathan à rompre l'arrangement secret de n'effectuer qu'un seul mandat et par là même de se mettre à dos son mentor Obasanjo. Cette frustration personnelle rencontre la frustration collective de toute une région, celle du Delta du Niger, qui a acté le principe népotiste des profits, passe-droits et privilèges attachés à la jouissance du pouvoir par l'un des siens. Ce régionalisme frustré n'est que le rayon noir réfléchi de la frustration incidente du Nord dont Boko haram est la cristallisation délirante. Ce n’est pas pour rien qu’au terrorisme de Boko haram répond dans les mêmes termes enragés, les menaces des militants du Delta du Niger, qui exigent la réélection pure et simple du Président Jonathan sous peine de mettre le feu aux poudres, dans leur région si économiquement vitale pour le pays. Cette dynamique de la frustration qui bloque la société nigériane depuis six ans et pourrait bientôt avoir raison de son unité, n'est pas sans rappeler la situation de la Côte d'Ivoire sous le président Laurent Gbagbo. Ce président ivoirien patriote africain élu a eu à faire face à une rébellion armée dont l'instigateur politique, M. Ouattara, avait promis de lui rendre le pays ingouvernable. Cet objectif avait été militairement pris en charge par ceux qu'on a appelé « les rebelles », soutenus et armés en sous-main par la France. M. Gbagbo a passé tout un quinquennat dans des tractations polico-militaro-diplomatiques, qui se sont substituées à un programme de gouvernement normal. D'où sa frustration, et sa volonté farouche de s'offrir à tout prix un nouveau mandat à titre compensatoire, histoire d'effacer le sentiment de frustration que génère l'impuissance d’un gouvernement entravé par ses ennemis et distraits de ses buts par une cabale antidémocratique, néocolonialiste, ouvertement déstabilisatrice. L'histoire de Gbagbo a pris fin avec l'intervention néocolonialiste brutale de la France, et la mise en selle scandaleuse d'un ludion à sa solde. Mais cette dynamique de la frustration que connaît le Nigéria depuis la mort du président Yar’Adua connaîtra-t-elle un épilogue qui, comme en Côte d'Ivoire, épargnera l'unité nationale ? Malheureusement, il faut être dans le secret des dieux pour répondre à cette question. Adenifuja Bolaji |
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