Il y avait belle lurette que la question de la conférence nationale agitait l'opinion nigériane. Elle était portée aussi bien par la société civile, les ONG que par les intellectuels de tout bord. La question était passionnée et l'opinion était divisée là-dessus : il y avait ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre, les sceptiques et les enthousiastes parfois même à la limite de l'intégrisme. Globalement, les idées reçues laissaient entendre que les enthousiastes de la conférence nationale étaient essentiellement du sud et ceux qui la rejetaient passionnément, les sceptiques seraient du Nord. Le gouvernement et les pouvoirs publics faisaient la sourde oreille et leur silence qui, sur ce sujet comme sur d'autres, était consternant, ne manquait pas de motivation. Les tenants de l'État craignaient en effet qu'une conférence nationale ne soit la boîte de Pandore d'où sortirait des idées fatales à l'unité nationale. Cette appréhension d'État était d'autant plus grande que dans l'esprit de beaucoup de Nigérians--et pas seulement les enthousiastes de la conférence nationale--cette initiative rimait avec souveraineté. Une sorte de réunion houleuse où se donneraient libre cours la haine ethnique, les ressentiments et les frustrations et qui se conclurait en apothéose par le délitement sinon l'implosion de l'amalgame d'ethnies retenues sous un mélange de contraintes, de fantasmes de grandeur et de subventions indexées sur la manne pétrolière. Et pourtant, l'idée simple d'une conférence nationale traduisait le désordre ambiant qui règne dans le pays. Se parler pour autant que subsiste une volonté d'union ne ferait pas de mal aux Nigérian et à leur pays. Les spécialistes de la politique, les intellectuels, les constitutionnalistes, les historiens et les sociologues n'ont pas cessé de pointer du doigt la nature bancale de l'édifice constitutionnel, et la lutte fait rage entre les partisans d'un système confédéral et ceux qui préfèrent le statu quo. Outre la difficulté d'être géré au quotidien comme un État digne de ce nom, outre les oppositions politiques inévitables dans toute société, la ligne de fracture chronique Nord-Sud est au cœur du questionnement sur l'unité du Nigéria. Car cette ligne de fracture est à la fois politique, ethnique, économique et religieuse. En tant que situé sur le golfe de Guinée, le Nigéria n'est pas le seul pays confronté à cette ligne de fracture qui existe aussi en Côte d'Ivoire, au Bénin, au Togo et dans une moindre mesure au Ghana ; mais, en raison de son poids démographique et économique, en raison de son histoire, cette fracture se manifeste au Nigéria avec plus de violence qu'ailleurs. L'un des constats subséquents est la pauvreté socioéconomique relative du Nord comparé au sud. Le recul industriel et agricole du Nord qui est intervenu en l'espace de quelques décennies alors même que durant la même période le pouvoir d'État était détenu par des hommes politiques du Nord. Dans un pays où, comme partout en Afrique subsaharienne, le régionalisme a le vent en poupe avec en toile de fond l'idée reçue que les régions pourvoyeuses en dirigeants politiques de haut niveau ou celles qui manifestent une bonne volonté politique hors du commun seraient les plus prospères, force est de constater l'échec patent du mythe régionaliste. Quoi qu'il en soit la fracture Nord-Sud se décline aussi en termes de division du travail sociopolitique. Malgré son démenti, le mythe de la prospérité régionale comme corollaire de la détention du pouvoir d'État a la vie dure. Et, au nord, on a du mal à s'imaginer sans la mainmise sur le pouvoir d'État. Ces difficultés ajoutent à la tension politique chronique du pays placée sous le signe clivant de la fracture Nord-Sud ; elles portent le nom d'un groupe terroriste : boko haram, dont l'objectif proclamé est l'éradication de l'influence culturelle occidentale et la généralisation de la charia. Mais derrière cet objectif proclamé se cache la même problématique du refus de laisser le pouvoir d'État passer en d'autres mains que celles de nordiques musulmans. On comprend que dans ce contexte de tensions politiques et ethniques, les gouvernants du Nigéria et les tenants de l'État se méfient de l'idée de la conférence nationale comme d'une peste. Car, aussi utile soit-elle en apparence et même dans le fond, grande est la crainte des pouvoirs publics de la voir emporter le rêve d'un Nigéria dont la fierté souvent s'épuise dans sa grandeur physique vécue comme une fin en soi. Alors pourquoi, après y avoir opposé jusque-là une fin de non recevoir catégorique, en sa qualité de responsable suprême, Jonathan ramène sur le tapis la question de la conférence nationale, même expurgée de l'aspect de souveraineté chère aux enthousiastes ? Ce revirement est à n'en pas douter spectaculaire et apparaît comme un volte-face. Mais pourrait-on dire, la situation du pays le commandait. Depuis plus de quatre ans, le Nigéria vit dans un carnage quotidien perpétré par les terroristes du boko haram qui, à l'instar des rebelles ivoiriens qui avaient rendu la Côte d'Ivoire ingouvernable conformément à la promesse de leur leader politique, sèment le trouble dans le pays et le rendent tout aussi ingouvernable. Dans sa recherche de gouvernabilité, M. Jonathan a opté pour des stratégies successives au succès limité, sinon quasi nul. Il y a eu d'abord la stratégie de répression qui s'est traduite par une augmentation massive du budget de l'armée. Puis s'en est suivie l'offensive médiatique qui a conduit M. Jonathan à révéler clairement que le groupe boko haram n'était que le bras armé d'hommes politiques issus des partis établis, au parlement ou même au gouvernement qui travaillent le jour pour le pays et la nuit contre lui. Cette révélation qui a surpris plus d'un a eu le mérite de faire prendre conscience que le ver était dans le fruit mais malheureusement elle est restée à l'état de discours non suivi d'actes. Il est vrai que d'une certaine manière, le problème essentiel du Nigéria, la source de son désordre est moins le terrorisme que l'impunité. A preuve, Jonathan a accordé récemment le pardon à un homme politique convaincu de détournement de millions de dollars parce que celui-ci se trouvait être son prédécesseur au poste de gouverneur de l'État de Bayelsa qui fut sa rampe de lancement providentiel vers le sommet présidentiel. En tout cas, en tant que discours, cette révélation a servi de transition à une stratégie de dialogue et de promesses d'amnistie pour les terroristes à condition que ceux-ci renoncent à la violence et déposent les armes. Or, malheureusement, depuis plus de six mois que cette initiative a été lancée, l'idée de dialogue avec les membres du groupe terroriste qui ensanglante une partie du pays, sur le modèle de ce qui s'était fait avec les activistes du MEND dans le delta du Niger, cette idée aussi controversée qu'elle soit compte tenu de la barbarie de boko haram, n'a rien donné de concret. Au contraire, bien qu'un comité de dialogue ait été mis en place il ne se passe de jour où, dans une perversité diabolique, le groupe terroriste boko haram ne se rende coupable d'atrocités toutes plus horribles les unes que les autres. On pourrait donc penser que c'est face à cette impasse que, de guerre lasse, M. Jonathan a changé son fusil d'épaule, en abandonnant l'antienne légitimiste de la raison d'État portée à la méfiance vis-à-vis de la conférence nationale, et à rn embrasser l'idée à condition bien sûr qu'elle soit expurgée de toute prétention souverainiste. Et pourtant, il s'agit d'un changement de cap et de discours spectaculaire. La paix et la cohésion mis à mal par le terrorisme sont-elles les seules raisons de ce changement de cap ? Rien n'est moins sûr, car que la conférence nationale ait du bon est une évidence dont la connaissance ne date pas d'aujourd'hui. Alors pourquoi maintenant ? Maintenant que Jonathan est politiquement cerné ; maintenant que son parti le PDP est divisé ; maintenant que sept gouverneurs du Nord pour la plupart ont fait sécession pour créer un autre parti nommé nouveau PDP ; maintenant que cette rébellion risque de lui coûter la victoire aux primaires de son parti en 2015 ; maintenant que le PDP a en face de lui une coalition des grands partis de l'opposition réunis sous la bannière APC et que, quel que soit son prochain candidat, toute division lui serait fatale. Officiellement, M. Jonathan dans son discours d'installation du comité de tutelle de la conférence nationale avance des raisons qui tombent sous le sens. D'abord il s'appuie sur ce qu'il appelle le désir du peuple d'une conversation nationale. Il en appelle aux sceptiques à prendre confiance car la conférence dit-il apportera plus de force, plus de dignité et plus de cohésion nationale. Selon M. Jonathan, le Nigéria ne peut plus se payer le luxe de discussions stériles sur les définitions sectaires de la réalité, le temps est venu d'aller de l'avant avec conviction et courage continue le chef de l'État nigérian, pour renforcer la république et la faire mieux fonctionner dans l'intérêt de tous et pour la gloire de Dieu. Finalement, en dépit de la référence à Dieu, rien de très transcendant dans les raisons invoquées par le président nigérian ; rien qui révèle l'urgence de cette volonté de conversation jusque-là combattue par les tenants de l'État eux-mêmes, et qui surgit comme un deus ex machina. Alors si les raisons lointaines de cette décision sont à chercher du côté des efforts pour résoudre l'épineux problème de la sécurité du pays sous le double angle d’une part de l’intolérance ethnique et religieuse et son lot de conflits meurtriers, et d’autre part des exactions barbares de boko haram, il reste que les raisons immédiates existent et sont plutôt à chercher du côté politique dans son lien avec le calendrier électoral. Dans son propre camp politico- ethnique, Jonathan est sous la pression et ne peut pas ne pas répondre aux demandes de se présenter aux élections prochaines de 2015. Mais comme on le voit, la faim politique et plus précisément présidentielle des hommes politiques du Nord les a fait sortir du bois. La motivation première des sept gouverneurs PDP qui rendent la vie dure à Jonathan est de faire pression afin que celui-ci abandonne son intention de se représenter, pour qu'enfin puisse émerger un candidat du issu de leur sein. La conférence nationale aura pour avantage de faire s’asseoir tout ce beau monde autour d’une même table ; de prétendre ou en tout cas de tenter de mettre à son ordre du jour la plupart des thèmes de frustration touchant notamment pour les nordiques à la clé de répartition des revenus du pétrole, et à la question sensible de la présidence tournante, appelée « zoning ». Elle est aussi une idée qui n'est pas seulement reçue selon laquelle, les nordiques redouteraient toute idée de conférence nationale parce qu'au bas mot elle pourrait aboutir à la mise en cause de leurs avantages acquis ou au pire conduire à une implosion de la nation qui les priverait de leur part de la rente pétrolière. Alors qu'il est cerné de toutes parts et que la fronde dont son parti fait l'objet trouve son origine dans la facture régionaliste Nord-Sud, brandir tout à coup l'idée de la conférence nationale considérée jusque-là comme tabou par les tenants de l'État du Nigéria, est une stratétégie à double détente. Elle ressemble à une tentative de dramatisation de ses inquiétudes politiques personnelles, une façon de noyer le poisson de la division qui sévit dans son camp, en lui substituant la menace de la division nationale que la Conférence nationale aurait pour mission d'enrayer. Mais au-delà de la justification évidente de la recherche de la paix, cette initiative pourrait aussi être une manière de menace subliminale adressée in fine au fondamentalisme et à l'intolérance régionaliste qui, parmi les hommes politiques du Nord, en ont assez d’un président du sud, et piaffent d'impatience en fourbissant leurs armes pour combattre son inquiétante longévité.
Prof Aremu Bamidele
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