Le monde n’est plus une idée vague et indéterminée : c’est aujourd’hui une réalité, tant nos vies sont désormais globalisées. Le cosmopolitisme dans ces conditions a-t-il un avenir ? M. Fœssel, en montrant l’origine et la signification de cette utopie, souligne ses transformations et réaffirme sa pertinence politique
Une utopie peut-elle survivre à la réalisation de l’une de ses variantes ? À une époque où le franchissement (effectif ou virtuel) des frontières est devenu une expérience quotidienne, cette question s’adresse tout particulièrement au cosmopolitisme. Certes, entre les phénomènes liés à la mondialisation et l’idéal cosmopolitique, il semble y avoir plus qu’une nuance. L’opposition entre une globalisation de nature surtout économique et une régulation politique à la mesure du monde est d’ailleurs devenue un leitmotiv du discours cosmopolitique contemporain. Mais même dans ce cas, c’est de la physionomie du présent que l’on déduit la nécessité de l’idéal : puisque les capitaux, mais aussi les risques, ignorent désormais complètement les frontières, le cosmopolitisme serait, pour la première fois dans l’histoire, devenu un idéal réaliste. Si, comme l’affirme Ulrich Beck, « la réalité est elle-même devenue cosmopolitique » [1], que reste-t-il d’une utopie qui, historiquement, s’est nourrie de son caractère subversif à l’égard des ordres établis ? Les processus contemporains de « cosmopolitisation » se situent d’abord au niveau des expériences individuelles. D’une manière générale, ils provoquent un élargissement du champ de la perception : les moyens modernes d’information confèrent une dimension mondiale aux événements, la démocratisation des transports et des réseaux virtuels abolit les distances, les évolutions migratoires tendent à constituer partout des sociétés multiculturelles. La figure du « cosmopolite », aussi souvent idéalisée que combattue, a cessé d’être élitiste à l’heure du tourisme de masse. La domination mondiale de la langue anglaise donne du crédit à l’idée d’une traductibilité universelle des idiomes. Ce ne sont là que quelques-uns des éléments contemporains qui expliquent pourquoi le monde a perdu de sa transcendance pour s’imposer comme un fait. En langage kantien (et la référence à Kant est rarement absente des discours cosmopolitiques modernes), on dira que le monde est passé du statut de principe régulateur à celui de principe constitutif. Ce qui, jusque-là, demeurait un horizon inaccessible autrement que par l’imaginaire ou par la raison est devenu une donnée de l’expérience. Le foisonnement des interdépendances sociales et culturelles explique pourquoi nous sommes tous devenus peu ou prou, et sans l’avoir choisi, des « citoyens du monde ». Mais ce constat de fait altère aussi l’exigence de droit : peut-on encore désirer ce qui se produit d’une manière apparemment inéluctable ? Sauf à faire du cosmopolitisme la résultante logique et inévitable des évolutions du présent, il faut se demander en quoi un tel idéal est de nature, non pas à avaliser le cours des choses, mais à contredire ce qu’il comporte d’injuste. Cette dernière considération tend à inscrire le cosmopolitisme dans le champ plus vaste d’une théorie de la justice. Dès lors, comme on aura l’occasion de le vérifier, il ne s’agit plus simplement d’instituer politiquement le monde pour répliquer à des évolutions historiques récentes. Il convient plutôt d’envisager le monde comme l’horizon d’accomplissement du politique. On trouve, au cœur de cette problématique, la question de la citoyenneté mondiale autour de laquelle gravitent la plupart des théories contemporaines du cosmopolitisme. Que signifie, pour l’individu, être « citoyen du monde » ? Cette citoyenneté est-elle destinée à demeurer symbolique ou doit-elle être instituée ? Dans ce dernier cas, quelle institution est-elle la mieux à même de garantir un ensemble de droits indépendants des appartenances nationales ? La citoyenneté cosmopolitique relève-t-elle du droit privé ou du droit public ? Implique-t-elle une autorité politique mondiale ou, au contraire, des entités supranationales (du type de l’Union européenne) suffisent-elles à en garantir l’efficience ? Ces questions relèvent autant de la science politique que du droit ou de la sociologie. Depuis l’abbé de Saint-Pierre et Kant, la philosophie a contribué à l’imagination de modèles institutionnels susceptibles de donner un contenu effectif à la citoyenneté mondiale. Ce ne sera pas le biais adopté dans cette contribution. Plutôt que de définir un cadre adéquat à une « démocratie cosmopolitique » susceptible de relever les défis du présent [2], on essaiera de clarifier les principales significations charriées par le thème de la citoyenneté mondiale. Par sa seule introduction, ce dernier met à l’épreuve les concepts les mieux éprouvés de la pensée politique moderne : on citera seulement ceux de souveraineté, de peuple ou d’État. C’est que, et ce sera la fil conducteur de la présente étude, le cosmopolitisme entretient avec le politique comme tel une relation ambivalente. Il se présente à la fois comme son horizon d’attente (on se souvient de l’appel de Jacques Derrida en 1997 : « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! ») et comme sa limite, puisque c’est le plus souvent contre un pouvoir institué que sont invoqués les droits du citoyen du monde. Dire que le cosmopolitisme est l’« achèvement » du politique renforce l’ambiguïté. On peut, en effet, se demander si la citoyenneté mondiale consacre la dimension politique de l’existence humaine ou si elle la relativise au bénéfice d’autres instances (morales, religieuses, culturelles, voire métaphysiques). Avant de décider si le cosmopolitisme est devenu aujourd’hui un idéal réaliste, et pour pouvoir le faire, il faut donc établir s’il constitue une exigence collective légitime ou s’il n’entraîne pas plutôt la dénaturation de tout lien authentiquement politique. Une métaphysique de l’universel ?
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