Bien des gens honnêtes tiennent le raisonnement suivant : « si, il y a 40 ans, la Corée était aussi pauvre que le Sénégal, et si aujourd'hui les Samsung et autres Daewoo tiennent le haut du pavé capitaliste, et la Corée est un pays développé et respecté, alors nous aussi nous pouvons nous en sortir. » Ce raisonnement sous-entend qu'en raison de notre pauvreté économique commune historiquement située--et mesurée à l'aune des indicateurs du système capitaliste--nous pouvons être aussi développés que la Corée aujourd'hui. Mais les indicateurs du système capitaliste ne mesurent que des constantes positives. Ils ne prennent jamais en compte les dispositions ou potentialités symboliques et éthiques des peuples. Qui a dit que le Sénégal pesait jadis le même poids que la Corée sur la balance éthique et symbolique ? Alors qu'il est clair que les potentialités symboliques et éthiques des peuples ont des effets déterminants sur leurs œuvres et leurs productions. Ce qui était potentiel chez les Coréens, en l'absence de sa manifestation ou plus exactement de son actualisation, peut induire l'erreur d'une comparaison avec un autre peuple-sénégalais ou turc-à un moment donné de l'histoire. Une fois le propos ainsi clarifié, rien ne nous oblige à nous fixer sur ces deux termes de la comparaison. De la Corée on a vite fait par exemple de passer au Japon ; et du Sénégal au Bénin, la distance n’est guère infranchissable. Mais gardons une référence fixe, celle des potentialités éthiques et leur actualisation historique. Au Japon, la tradition met à l'honneur l'éthique qu'on pourrait appeler l'éthique de Narayama. En référence à la Balade de Narayama, ce film sorti en 1983 par Shohei Imamura et qui n'était que l'adaptation d'un livre de Shichiro Fukuzawa, Narayama Bushiko. Dans cette histoire, on apprend comment la tradition veut qu'une personne ayant atteint 70 ans prenne la décision d'aller vers une montagne isolée pour mourir de faim afin de faire une bouche en moins. Cette tradition est connue sous le nom de ubasute. Elle a laissé sa marque sur le folklore japonais où elle constitue la base de nombreuses légendes, des poèmes et koans. Dans une allégorie bouddhiste, un fils porte sur son dos sa mère vers une montagne. Chemin faisant, elle tend les bras, pour attraper des brindilles qu'elle disperse dans leur sillage afin que son fils puisse retrouver son chemin de retour. Comme le dit le poème :
Dans les profondeurs de la montagne, Qui étaient-ils pour la vieille mère exténuée Une brindille après l'autre ? Sans se soucier d'elle-même Elle l’a fait Pour l'amour de son fils.
Cette tradition qui marque la culture japonaise apparaît sublime dans sa dimension éthique et poétique. Mais elle peut aussi renvoyer à une attitude générale face à la mort qui n'a pas que des aspects positifs. Mais l'aspect éthique mis en valeur dans le film de Shohei Imamura paru à 1983 et qui a ravi la palme d'or à Cannes, a troublé le monde par sa profondeur et la force de l'imagination qu'il génère. Cette profondeur et cette force font partie de ces potentialités dynamiques qu'aucun indicateur du système capitaliste ne peut mesurer. Or, à notre avis, elles font la différence. La différence entre le Bénin et le Japon.
Par exemple, peut-on imputer l'exemplarité de cette force à la vie et l'œuvre d'un homme comme Albert Tévoédjrè ? Voilà un homme qui a blanchi sous le harnais de la nation. Un de ces hommes qui ne seraient rien sans l'État, auquel ils doivent tout. Pendant au moins 50 ans, il a vécu une vie bien remplie au crochet de la nation ; un pays dans lequel la durée de vie moyenne n’excède pas 60 ans. Malgré cela, à 80 ans passés, Monsieur doit se faire soigner aux frais de l'État parce qu'il est malade, et sentant le sapin, il n'entend pas tirer sa révérence sans livrer un combat qu'il juge légitime. Oubliant qu’en général, mais à cet âge surtout, la maladie n'est qu'un prétexte organique pour la fin ; il accepte sans vergogne ni scrupule que pour ce combat douteux, les caisses de l'État soient mises à contribution. Là où la vieille dame japonaise d'antan demande à son fils de l'emmener mourir seule à la montagne, notre vieux renard national lui veut au contraire jouer les prolongations indues et ce aux frais de l'État, oui de cet État aux frais de qui il a fait bonne vie et bombance depuis plus d'un demi-siècle ! Nous sommes là dans une éthique qui est tout le contraire de l’ubasute japonais. Attention qu'on ne se méprenne pas : le propos n'est pas de dire que M. Albert Tévoédjrè n'a pas droit aux soins. Après tout, en sa qualité de médiateur de la république il rend service à la nation. Même si les mauvaises langues pourraient suspecter que peut-être il ne s’est fait porter médiateur que pour s'assurer le bénéfice de ce type de facilités. Et puis, avec tout ce que quelqu'un comme lui a profité plus ou moins légalement des caisses de l'État, en dépit de son vieil âge, on n'est pas à une assurance-maladie près, fût-ce dans le système très onéreux des pays occidentaux. Et enfin, tant qu’à jouer une valeur contre une autre, compte tenu de l'âge avancé de ce personnage, nous pouvons considérer la valeur africaine qui donne de l’importance aux personnes âgées et qui veut que respect et considération leur soient dus.
Donc le propos n'est pas d'entrer dans le lard de M. Albert Tévoédjrè mais se veut une critique du syllogisme frauduleux et naïf de ceux qui tiennent ce genre de comparaison. La Corée et le Sénégal étaient peut-être au même niveau de pauvreté il y a 40 ans. La différence entre la Corée et le Sénégal c’est que la Corée avait des richesses éthiques et symboliques que le Sénégal n'a peut-être pas ou du moins qu'elle tarde ou peine à actualiser. Et cette différence n’est pas un détail : elle est de taille.
Amida Bashô
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L'approche comparatiste est la seule qui donne sens à notre affirmation anthropologique. Je comprends l'agacement que cela peut susciter de l'entendre rappeler. Sinon, ramenée à elle-même et à ses propres normes, l'Afrique ne manque de rien, et tout va bien... Quelqu'un n'a-t-il pas demandé et à juste titre " Et si l'Afrique n'avait pas besoin de développement ?"
Par ailleurs au compte de quoi doit on mettre la tendance si lourde en Afrique à l'incrustation au pouvoir des dirigeants africains sinon à celui du culte des vieux qui n'est qu'une forme dégradée, et passablement laïcisée du culte des ancêtres ?
Rédigé par : Toglossou Antoine | 04 septembre 2012 à 16:20
Oui effectivement, c'est la valeur qu'il convient de jouer, cela m'a achappé dans le flux de la première lecture car vous l'avez bien évoqué: "Et enfin, tant qu’à jouer une valeur contre une autre, compte tenu de l'âge avancé de ce personnage, nous pouvons considérer la valeur africaine qui donne de l’importance aux personnes âgées et qui veut que respect et considération leur soient dus. "...
Rédigé par : Thomas Coffi | 04 septembre 2012 à 14:47
Eh bien, laissons pour une fois aux japonais leurs traditions et interrogeons les nôtres. Mais avant cela reconnaissons et saluons le dynamisme de la culture Japonaise qui - en dépit de ces traits traditionnels, légendaires, certainement contextuels et circonstanciels, peut-être mythiques - a su hisser l'espérance et la qualité de vie de sa population parmi les plus élevées du monde.
Rapelons ce célèbre énoncé de l'illustre Hampaté Bâ " En afrique, un vieillard qui meurt..."
Il y a peut-être dans nombre de traditions en Afrique un mythe du droit d'aînesse et du devoir envers l'âge qui veut que le vieillard ne soit jamais stigmatisé comme l'inutile, le superflu, mais porté comme l'absolu indispensable de la communauté. " Si nous sommes conscients de cela, dès aujourd'hui nous devrions nous atteler à construire un système sanitaire qui soigne les aînés dans les conditions optimales en lieu et place de la situation actuelle qui dénie à bon nombre un voeu cher, achever sa transition sur les lieux même de sa naissance. Ce serait la meilleure façon de dynamiser ce trait traditionnel de solidarité intergénérationnelle et de vénération de l'âge, faute de quoi il y a effectivement risque d'une regression - permettez-moi d'emprunter l'expression balade à reculons - vers une civilisation où le vieillard devient le maillon faible...Ce n'est pas du futur, cela nous le vivons déjà au quotidien et c'est regrettable, un échec pour nos nations "modernes"...
Rédigé par : Thomas Coffi | 04 septembre 2012 à 14:40