Avant, lorsqu'un personnage du paysage politique français proférait un propos ou une remarque inspirée du Front National de Jean-Marie Le Pen, cela suscitait un émoi dans toute la classe politique, choquait le pays tout entier, et l'affaire, relayée en boucle par les médias, faisait grand bruit. Et les personnages en question n'étaient pas forcément très en vue ni d’un rang élevé dans le gouvernement de la république ; ils pouvaient être un député ou un maire à la sensibilité droitière assez prononcée, tout au plus un ministre de l'intérieur sans scrupules en mission de voiture balai dans le champ scabreux du Front National. L'émoi prenait parfois une tournure juridique agressive lorsque des associations ou institutions plus ou moins spécialisées menaçaient ou allaient jusqu'à porter plainte au nom de la défense des victimes ou des valeurs de la France. Toute cette police éthique visait surtout à faire barrage aux idées du Front National. La perception naïve de ces idées était basée sur un modèle ternaire, qui correspond au modèle de la propagation d'une émission ; ce qui supposait en tant que telle une source--le Front National, M. Jean-Marie Le Pen--une direction,--le rayon du cercle national menant aux différents secteurs de la population. Ce modèle, malgré la toute-puissance médiatique de sa perception, relevait d'un arbitraire idéologique commode. Il allait de pair avec la diabolisation de la source, en déniant symboliquement le fait que Jean-Marie Le Pen ou le Front National, loin d'être les dépositaires des idées dont ils se faisaient les hérauts, n’en étaient que les réflecteurs. Un ancien premier ministre avait pu dire avec perspicacité que le Front National posait les bonnes questions mais apportait les mauvaises réponses. Le modèle ternaire de l'émission ainsi privilégié usait de la même méthode que sa source désignée. En effet, dans ce modèle, la désignation de la source entretenait une analogie avec le mode de fonctionnement de la source elle-même ; elle était pour la perception du Front National ce que les étrangers ou les immigrés représentent pour le Front National : à savoir un bouc émissaire. C'est ainsi qu'on en est arrivé à parler de la lepénisation des esprits. Ce qui avait pu conduire un président de la république à parler de « seuil de tolérance » en matière d'immigrés. L'idée de la lepénisation accrédite le modèle de l'émission et son succès, en dépit de toutes les mesures prises pour en limiter la portée ou les effets dans l'esprit du grand nombre. Aujourd'hui, 20 ans en moyenne après les temps forts de ce modèle, force est de constater qu'il a atteint son but. En l'espace d'une décennie, on est passé de la lepénisation des esprits à la naturalisation du lepénisme, à sa déclinaison sur tous les tons dans les sphères les plus élevées de la société politique. Le lepénisme fonctionne comme un corps d'idées qui réfère la réalité sociale et politique à ceci près que la modalité de référence a une prédilection marquée pour l'émotionnel, le fantasmatique, et le délire à l'exclusion d'une perception rationnelle et sereine. La thématique essentielle du lepénisme, la désignation du bouc émissaire, érigé en exutoire et en objet de transaction, surdétermine, positivement ( à droite) ou négativement (à gauche) la posture, les propos, et les projets des hommes politiques notamment à droite. La naturalisation du lepénisme
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a tellement pris la relève de la lepénisation des esprits que le président de la république, avec des mots à peine atténués fait campagne pour sa réélection avec comme axe thématique et idéologique central le recours obsessif à la désignation de l'immigré comme bouc émissaire, et la problématique de l'immigration comme étant la source de tous les maux dont souffre la France. Sur la palette des préoccupations xénophobes, antimusulmans et anti-immigrés classiques du Front National, M. Sarkozy, puisque c'est de lui qu'il s'agit, se fait présent et comme un recycleur moderne, reconditionne selon son style et sa personnalité ces mêmes préoccupations dans un emballage au label républicain douteux, et qui porte le sceau d'une ambigüité venimeuse. Ainsi est-on passé de la « France unie » à la « France forte » comme on est passé du « seuil de tolérance » au « trop-plein d'immigrés. » Que ce parti pris xénophobe dont l'intention démagogique ne fait l'ombre d'aucun doute soit celui d'un néo-lepéniste qui n'a pas encore accédé à la fonction suprême peut se comprendre. Mais que cette attitude et les propos qui la traduisent soient le fait d'un président sortant ; qu'un président en exercice, parce qu'il est en campagne électorale, puisse dire tranquillement sur un plateau de télévision : « il y a trop d'étrangers en France » est bien la preuve que le néo-lepénisme a trouvé en sa personne une réincarnation au plus haut sommet de l'État. Mais qu’une telle déclaration n'ait pu émouvoir personne ni dans les médias, ni dans les associations spécialisées ni dans la classe politique encore moins dans l'opposition dite de gauche, est la preuve même de la naturalisation réussie du lepénisme.
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