Pourquoi Kadhafi est Assassiné
Je discutais tout à l'heure au téléphone avec un ami ivoirien, supporter paradoxal de l'épopée politico-militaire de Ouattara. Je lui disais que la grande problématique de l'Afrique est celle de la division fratricide. Les points de vue de mon ami sur les rapports entre l'Afrique et l'Occident sont généralement éclairés et traduisent un haut degré de conscience et d'indignation. Hormis le cas ivoirien, où ses souffrances personnelles en tant que nordiste musulman, affectent son raisonnement et la réserve sinon la critique qu'on pouvait avoir sur l'intégrité de la conscience nationale, et la dignité morale et intellectuelle de Ouattara en tant que dirigeant africain qui a eu recours au soutien de l'ancien colonisateur et néanmoins actuel néo-colonisateur pour accéder au pouvoir, dans l'humiliation de son propre frère adversaire.
Hormis donc le cas ivoirien, mon interlocuteur sait retrouver des accents critiques pour stigmatiser l'indignité de la collusion entre certains dirigeants africains sinon la quasi-totalité et le système d'oppression politique de l'Afrique par l'Occident. Et quand, me référant au cas libyen, où la division fratricide a servi de prétexte aux blancs pour assassiner Kadhafi, après avoir été d'accord avec moi sur le caractère abject et misérable de cette collusion, lorsque je formulais le vœu que la plaie de la division qui gangrène le corps de l'Afrique disparaisse, mon ami émit une lucide réserve sinon un bémol pessimiste à ce sujet. Pour lui, rien n'est plus difficile que de mettre fin à la culture de division en Afrique en général et plus particulièrement la culture de division fratricide. Là-dessus mon interlocuteur mettait le doigt sur un terrible fléau qui hypothèque d'emblée notre liberté, et notre indépendance. En effet, après l’avoir souvent attisée et entretenue, c'est sur cette division des africains que s'appuient les blancs pour nous dominer, nous affaiblir, nous humilier, nous exploiter, piller nos ressources comme bon leur semble. En dépit qu'il en aie, les blancs sont très ravis par notre disposition au conflit, à la division fratricide. Notre incapacité de déterminer une limite au-delà de laquelle il n’est plus raisonnable de continuer à se diviser. La division, et la disposition à la division fratricide des africains sont une aubaine pour les blancs--européens ou américains, nos exploiteurs historiques qui reprennent du poil de la bête.
Les divisions existaient en Afrique avant son premier contact avec les blancs. Et ces blancs ne trouvèrent pas mieux à faire que de les instrumentaliser. Tout le système de la traite négrière qui a sévi en Afrique et duré près de quatre siècles était essentiellement basé sur l'exploitation scientifique et psychologique de nos divisions en Afrique. Les cartes sur lesquelles travaillaient les blancs dans leurs rapports-politiques ou commerciaux-avec les noirs d'Afrique étaient des cartes de divisions ethniques, tribales, régionales ou religieuses. Ces divisions permettaient d'utiliser l'énergie du noir pour anéantir le noir. On disait à l'ethnie A, et on l'armait à cet effet, d'étancher sa soif séculaire de vengeance contre l'ethnie B à qui par ailleurs on a donné les mêmes instructions, les mêmes gages et les mêmes moyens. Et, dans un deuxième temps, on passait chez chacune d'elles pour récolter les prisonniers de guerre transformés pour lors en esclaves, mis en cales et vendus à la tonne pour ce qu'on appelait le Nouveau Monde. Mais en fait de Nouveau Monde, pour les esclaves, ces hommes, ces femmes et ces enfants d'Afrique Noire qui l'abordaient, c’était un monde d’horreur absolue.
Le même scénario a continué avec la colonisation. On repérait deux royaumes frères en conflit politique. On guerroyait l’un en représailles du fait qu’il se serait attaqué à l'autre placé sous protectorat, et on finissait par coloniser tous les deux. Si la colonisation était une punition, où le résultat fatal du conflit existant entre un royaume africain et les puissances occidentales pourquoi ce royaume comme celui qui a accepté les protectorats finissait-il dans la même besace de la colonisation ?
Sur notre côte du Bénin, les Français ont reproché au royaume du Danhomè de s'attaquer à son frère de Hogbonou. Et cela a été la raison de la guerre farouche qui a été menée contre le Danhomè et son vaillant roi Béhanzin, jusqu'à son exil en Martinique et sa mort à l'étranger. Mais alors, pourquoi Danhomè et Hogbonou finissent-ils tous les deux par être placés sous le même mandat colonial ? Pourquoi Hogbonou ne pouvait rester un royaume indépendant, ami de la France ?
C'est la même exploitation de nos divisions qui faisaient que les Français pour mater les révoltes au Dahomey utilisaient volontiers les tirailleurs sénégalais qui, bien qu'étant Ouest-africains comme nous, avaient l'excuse de ne pas parler la même langue que nous, de ne pas appartenir à la même ethnie que nous. De même qu'au Nigéria les tirailleurs haoussa étaient-ils utilisés pour mater les résistances des Yoruba ou des Igbo. Dans les deux cas, c'est l'Afrique qui est doublement maltraitée, humiliée. Certaines de ces ethnies sont utilisées exactement comme des chiens de chasse ou de garde tandis que les autres sont traquées et traitées comme des bêtes sauvages !
Certes, comme dans toute société humaine, la division a existé et existe en Afrique Noire avant le contact des blancs. Mais avec et après leur contact diabolique, ces divisions ont été implantées avec plus de virulence et ont été exacerbées, systématisées, et nous avons été conditionnés, obnubilés par elles. Ce qui permet aux blancs de nous mener par le bout du nez, et de nous dominer politiquement et économiquement.
Le pessimisme de mon ami ivoirien quant à la possibilité d’éradication de la culture de division fratricide que connaît l'Afrique se comprend donc aisément à la lumière de ces vérités historiques, qui hélas continuent d'être agissantes aujourd'hui.
Au moment même où les blancs nous divisent, du haut de leur intelligence, eux savent s'accorder sur l'essentiel en matière de leurs rapports à nous. Depuis toujours il en a été ainsi : la propension infantile et débile des africains à la division fratricide sans limite va de pair avec l'intelligence d'unité essentielle des occidentaux dans leurs rapports à nous. Un exemple : durant la guerre qui opposa Béhanzin à l'armée française, le vaillant roi était en pourparlers avec les Allemands pour la livraison d'armes de pointe et de l'aide logistique afin de venir à bout de l'agression française mais ces armes ou ces aides logistiques n'arrivèrent jamais. Et pour cause ! Parce qu'il n'était pas question à une nation européenne digne de ce nom de contrecarrer les visées colonisatrices d'une autre nation européenne digne de ce nom. Une nation européenne ne peut aider une nation africaine à résister à ou vaincre une nation européenne. La chose est entendue, claire et nette. Or c'est ce que les nations ou royaumes africains faisaient passionnément depuis toujours : aider l'autre venu d'ailleurs à dominer votre frère avec lequel vous avez des dissensions politiques banales ou ordinaires. Sans savoir qu'il y a une limite au-delà de laquelle nous risquons de briser les liens fraternels et les intérêts de notre communauté pour le compte de l'étranger ! Sans savoir qu'on peut se battre autour d’un œuf mais que c’est insensé d’aller jusqu’à le casser.
De nos jours, les blancs font la chasse aux dictateurs supposés en Afrique. Or, outre le fait que « dictateur » est le mot que les blancs utilisent pour diaboliser ceux qui n'obéissent pas à leurs ordres et qu'ils veulent abattre à tout prix --au XIXe siècle, Béhanzin, Samory Touré, Bio Guerra, etc. auraient été qualifiés de dictateurs--il y a deux sortes de dictateurs : les bons c'est-à-dire ceux qui servent passionnément et docilement les intérêts des blancs ; et les mauvais dictateurs c'est-à-dire ceux qui ne se laissent pas dicter leurs ordres par les blancs et qui sont dictateurs de leur propre chef.
Et malgré cela, nous apportons notre aide passionnée aux blancs dans leur volonté d'éliminer nos frères les plus valeureux. C'est-à-dire ceux qui, malgré leurs défauts, ont compris que l'indépendance et la liberté commencent par la résistance à la volonté d'exploitation des autres.
La preuve même du pessimisme de mon ami au sujet de la difficulté de ruiner la culture de divisions fratricides qui existe dans nos mentalités africaines et qui depuis le contact des blancs a connu un regain fatal, cette preuve réside aussi dans la difficulté d'accorder nos violons sur les effets ou les causes de ces divisions.
Par exemple prenez au hasard 50 chefs d'État en Afrique et demandez-leur si oui ou non la mort brutale et injuste de Kadhafi est un assassinat ou pas--sans aller jusqu'à leur demander s'ils s'en réjouissent comme le voudrait la presse occidentale--et vous aurez une formidable cacophonie de divisions sémantiques, idéologiques et morales, de désaccords, de dissensions. Alors qu'en Europe tout le monde s'accorde pour se réjouir de la mort de Kadhafi dont on dit qu'il est tué par balles lors d'échanges de tirs entre ennemis ; comme cela arrive à un vulgaire soldat au champ de bataille.
Mon ami a sans doute raison d'être pessimiste mais on ne peut pas continuer à vivre avec le cancer de la division car c'est de ce cancer que se nourrit la volonté de domination et d'exploitation occidentale. Dans la mesure où, consécutive au climat qu'il a créé de par son influence historique, les divisions sont instrumentalisées par l'Occident pour créer encore plus de divisions et nous maintenir dans l'impuissance. L'une des raisons pour lesquelles les occidentaux et l'ONU ont assassiné Kadhafi ce n'est pas seulement par esprit de vengeance, règlement de compte contre l'instigateur présumé d'actes de terrorisme qui aurait coûté la vie à des hommes et des femmes blancs--car souvent pour les occidentaux, les vies et la mort n'ont de sens et ne comptent que lorsque les victimes sont blanches. Non, au-delà d'être victime de la loi du talion qui est de plus en plus mise à l'honneur par des pays occidentaux qui se disent pourtant démocratiques, au-delà de cette brutalité barbare et raciste qui se traduit par des exécutions et des humiliations extrajudiciaires, Kadhafi paie aussi pour sa passion de l'unité africaine. Ne l’oublions pas !
Bodjrènou Anatole
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