Mon Cher Pancrace,
Dans ta dernière lettre, tu me demandes de te situer sur le nouveau découpage des départements proposé par le gouvernement suite aux travaux de la commission Adjaho. Le nombre de ces départements, 29, te paraît élevé, et semble subvertir la signification originale du département telle qu’héritée de l’expérience française qui en est le modèle pour nous. Et, comme beaucoup, tu te demandes si cette subdivision pléthorique n’est pas inspirée par la démagogie, une opération à la légère pour satisfaire tout le monde et ne fâcher personne « S’agit-il, dis-tu, d’un acte de multiplication des pains, de la part d’un gouvernement sous haute influence des évangélistes, adeptes des images bibliques ?» Tu pointes du doigt l’absurdité de cette subdivision que révèle à tes yeux la dénomination métalinguistique de département des 3 A ; sans parler des Plateau1 Plateau2, etc. qui consacrent le recours à une plate indexation pour se tirer d’affaire.
Mon cher Pancrace, oui, tu as raison, la démarche de subdivision revient à « enclaver mutuellement les populations » à les séparer les unes des autres, et à ne permettre qu’au seul pouvoir central, à travers le système des préfets, d’avoir vue sur l’ensemble. On voit le cas avec Cotonou. La taille de Cotonou embête le Gouvernement… S’il pouvait créer Cotonou1 Cotonou2, Cotonou3 jusqu’à Cotonou10, il n’hésiterait pas. Cela n’est pas sans ressembler à la situation paradoxale de l’Afrique où tout le monde invoque théoriquement l’unité, alors que personne ne veut s’unir concrètement. En effet l’unité du tout commence par l’unité des parties. Or demandez à deux pays aussi voisins et proches comme le Bénin et le Togo de s’unir et vous verrez ce qu’ils diront ! Un département n’est pas un syndicat de communes. On a le Département et après ? Le Département est-il synonyme de développement ? Et pour qui ? Pour les quelques préfets et sous-préfets qui vont les gérer ? La question de la concertation et de la démocratie participative est en contradiction avec le parti-pris de la démagogie ; quelque part on se demande si le pouvoir n’a pas délibérément encouragé les gens à ce genre de revendication territorialiste pour donner ensuite le sentiment de les satisfaire et donc en ramasser la mise politiquement en termes de reconnaissance.
Oui, cher ami, « le populisme en cette matière ne rend aucun service à notre pays. » Je suis tout à fait du même avis. Le point de vue sur l’organisation de l’Etat, ou du moins le dernier mot sur ce point de vue, n’est pas celui de l’administré, mais celui des impératifs organisationnels de l’état, c’est-à-dire en définitive, celui de la science de l’administration de l'état ; si cette science rencontre les doléances de son objet tant mieux ; ce n’est pas à l’objet de s’imposer à elle mais l’inverse ! Ce n’est pas aux gens d’imposer la manière de découper un territoire, mais c’est parce que le découpage est nécessaire et signifiant que l’on doit le faire ; après, bien sûr, on peut écouter et ajuster, mais on ne peut pas comme c’est le cas inverser la logique et se placer au point de vue de tous ces gens qui souhaitent avoir leur clocher départemental. Cette façon de procéder ce n’est rien moins que noyer le poisson. C’est ainsi qu’on en arrive à l’absurdité démagogique consistant à créer des départements qu’aucune signification historique, géographique, culturelle ne vient exaucer, à moins de les associer à un plus vaste ensemble dont on les a arbitrairement dissociés ! Ainsi, Avrankou Adjarra et Akpro ne manquent pas en soi de nom, ils ne manquent de nom que dans la mesure où on les a aliénés, c’est-à-dire séparés d’eux-mêmes ! Ils sont la preuve par l’absurde de l’absurdité même du parti-pris démagogique du gouvernement dans cette affaire.
Ces 29 départements ce ne sont que 29 os à ronger, vide et sans moelle substantifique, et qui consacrent l’atomisation morphologique du pays, source d’une régression historique de l’histoire de l’unité nationale. Ce sujet des départements et la méthode qui gouverne sa résolution sont la preuve, une fois encore, que la source première de l’arriération de notre race est la politique. Car voici un problème qui n’est pas prioritairement politique, un problème qui est d’abord morphologique et organisationnelle mais qui a été hautement politisé, et abordé sous le seul angle politique. La question est si politisée que même l’opposition dont c’est le rôle ne semble pas avoir le courage d’une proposition plus objective, plus dépassionnée, moins démagogique, que celle du gouvernement. Car si le populisme du gouvernement est plus visible en raison du fait que le pouvoir et ses moyens agissants sont de son côté, la pusillanimité de l’opposition sur ce sujet fondamental comme sur d’autres est la preuve d’une disposition inverse au populisme qui n’a rien à envier aux us et coutumes du gouvernement Yayi.
Mon cher Pancrace, pour te faire voir à quel point l’option choisie par le gouvernement fait violence à la conception historique du département, rien de mieux que de considérer l’exemple français qui nous sert de modèle. Le département est une division administrative de la France, à la fois une circonscription administrative déconcentrée et une collectivité locale décentralisée. Le nombre de départements, initialement de 83, en 1790 grimpa à 130 en 1810 en raison des annexions territoriales européennes avant de redescendre à 89 puis d’évoluer au gré des situations politiques et territoriales. La France compte actuellement 100 Départements pour 26 régions et 36682 communes.
De nombreux services déconcentrés de l'État sont organisés dans le cadre du département, comme la direction départementale de l'équipement (DDE) ou la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) sous l'autorité du préfet. Le département est aussi une collectivité locale décentralisée dirigée par le conseil général, élu au suffrage universel direct pour six ans. Les élections cantonales ont lieu tous les trois ans et renouvellent la moitié de l'assemblée départementale afin de permettre sa continuité.
Ce bref aperçu sur l’histoire des départements pose question, cher ami. Comment se fait-il qu’en France 36682 communes soient regroupées en 100 départements seulement, alors que chez nous 77 communes le sont en 29 départements ? Un petit calcul montre que si on appliquait à la France le coefficient de division envisagé par le gouvernement béninois, la France aurait 13 817 départements au lieu de 100 ! Du délire !
Et ce n’est pas tout. En 2008, la commission Attali, au nom d'une réforme des politiques économiques publiques, recommande la suppression des départements. La majorité au pouvoir opte pour une fusion entre départements et régions pour simplifier la pyramide administrative. Comment se fait-il donc qu’au moment où en France, le pays que nous imitons en cette matière, le département est en voie d’intégration vers un ensemble plus vaste en phase avec la politique européenne, chez nous il est plutôt en proie à la désintégration ?
Mon cher Pancrace, mon opinion est qu’on ne doit pas confondre Agglomération et Département. Pour que la forme du pays prenne sens dans l’esprit des gens, il faut qu’elle prenne sens localement dans leur imaginaire ; or les départements proposés ne sont qu’une concaténation d’une poignée de communes arbitrairement séparés d’autres communes. Le territoire sera-t-il mieux administré ainsi ? Cette subdivision aura-t-elle les moyens de sa politique ? Quelle est la signification départementale de 2 ou 3 communes parquées dans un lot ? Il y a au moins deux façons de partager le melon dit la sagesse : soit selon les lignes naturelles du fruit, soit selon le nombre de convives. Dans un cas, le partage est centré sur l’objet, dans l’autre il est centré sur son sujet, c’est-à-dire celui qui partage. C’est exactement ce que vient de faire le gouvernement. En proposant un découpage du territoire national en 29 départements, le Pouvoir, en dépit de ses pieuses justifications, a privilégié le court terme subjectif au long terme objectif. La logique administrative et la logique politique ne sont pas toujours compatibles.
Mon cher Pancrace, tel est mon sentiment sur cette question du découpage en 29 départements proposé par le gouvernement. Je pense que la proposition est farfelue. Comme la plupart des choses qu’entreprend Monsieur Yayi Boni, un Président obsédé de sa réélection, ou plus exactement obsédé par l’éventualité de ne pas être réélu. Je crois qu’en soi, ce nouveau découpage qui semble être fait pour satisfaire tout le monde, et parce qu’il n’est fait que pour cela, ne peut être ni viable ni fonctionnel. Car un département c’est une partie d’un tout organisé ; il doit s’articuler avec d’autres parties et former un ensemble fonctionnel. Je crains que par cette application stupide du calcul infinitésimal au territoire national, le gouvernement ne renforce des logiques de divisions qui n’ont aucun fondement sérieux. Au-delà de la satisfaction immédiate pour chaque patelin d’avoir son clocher départemental, au-delà du bon plaisir de ces petits préfets qui seront nommés en conseil des Ministres, au-delà de tout cet aspect mesquinement politicien, les vrais problèmes surgiront, qui seront d’ordre symbolique, économique, culturel, juridique, politique et surtout organisationnel. La politique est la chose qui arrière notre pays. Le peuple en est conscient. En 2006, en élisant Yayi Boni, un homme supposé inconnu dans le landernau politique, le peuple croyait avoir enfin trouvé le moyen de prendre le chemin direct du développement sans ces agitations et détours politiciens qui nous ont retardés et enfermés dans la misère. Or manque de chance, Yayi Boni le novice entend faire payer au pays le prix de son noviciat. D’où le dévolu jeté sur la politique, son obsession de la politisation. Tout ce qu’il touche, et en l’occurrence tout ce qu’il retouche est marqué du sceau vicieux de la politisation, parfois avec une menace du retour aux vieux démons du passé. Puisse la fragmentation départementale initiée par le Gouvernement ne pas se révéler un cauchemar : c’est tout le mal que je souhaite à notre pays. Et à toi, Cher ami, rien que du bien, en espérant que mes digressions sur le sujet ont éclairé un tant soit peu ta lanterne.
Amicalement,
Binason Avèkes
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