Mon Cher Pancrace,
J'ai reçu ta dernière lettre de Bruxelles, et je me réjouis que tout se soit bien déroulé quant à la prestation de S. Je pense aussi à ton action auprès de l'Unesco en faveur de Trépied, dont je te remercie par avance du succès. Malgré ton investissement sur ces fronts très prenants, tu n'as pas manqué de montrer, comme d'habitude ton intérêt pour l'actualité nationale en cette année du cinquantenaire, qui au Bénin est particulièrement tendue. Dans cet ordre d'idées, dans ta lettre, tu attaques de front le discours du chef de l'Etat, et comme piqué à vif par sa médiocrité indiscutable, tu me demandes sans détour de te dire deux ou trois choses choquantes dans ce que tu appelles " cette honteuse prestation" Je crois que ta manière de poser directement le problème en dit long sur ta déception, car tu devrais avoir investi beaucoup dans la signification pour la jeunesse du cinquantenaire de l'Indépendance, et tu en attendais beaucoup. Quant à moi, je n'ai jamais investi dans les anniversaires, et encore moins dans la notion d'Indépendance qui, de mon point de vue n'a jamais eu lieu et est loin d'avoir lieu. La question que je serais tenté de poser est : "Qui est indépendant de qui, quand, quoi, comment " ? Mais malgré cette prise de position, très marquée idéologiquement, je comprends bien le sens de ta question, et je me propose de te répondre dans le même esprit, à brûle-pourpoint, sans détour.
1. Première chose que je trouve choquante, cher Pancrace, c’est cette référence pesante, idiote et bizarre à Dieu, comme si on était dans une théocratie, et au mépris de la constitution ; et surtout au mépris de ses concitoyens qui ne privilégient – sans parler de ceux qui ne reconnaissent – pas cette hypothèse. Mépris d’autant plus révoltant que ces références incessantes à Dieu n’empêchent pas toutes les immoralités sans nom, les délits, les forfaits, les crimes, les fornications et autres péchés réprouvés par toutes les religions.
2. Les comparaisons dans une tentative cahoteuse de bilan sur une période de 50 ans allant de 1960 à 2010 et qui se font de façon sélective selon une modalité pour le moins désopilante : – Soit de 1960 à 2010 lorsque, sur sa période de pouvoir le bilan n’est par glorieux et qu’il permet par exemple de faire l’impasse sur l’effondrement spectaculaire de la culture du coton sur les quatre dernières années… – Soit de 2006 à 2010 lorsqu’on estime que telle ou telle mesure dont la mise en oeuvre et les effets réels n’ont jamais été mesurés ont en elles-mêmes une positivité sociopolitique digne d’être revendiquée.
3. Et puis, il y a le clin d’œil-parodie au titre d’un livre hagiographique qui lui a été consacré par un nègre et au travers duquel, pince sans rire et l’air de susciter un effet de détente dans l’auditoire, le Chef de l’Etat a pu affirmer que “ l’intrus ne connaissait pas la maison” . Sous-entendu, cette ignorance de la maison atteste de son innocence des crimes multiples et de gravités diverses qui s’y commettent à tour de bras. C’est le même discours de la virginité permanente : je n’y suis pour rien, je suis un îlot de vertu dans un océan de vices, un président valeureux et honnête entouré d’une horde de malhonnêtes et de voleurs sans foi ni loi ! Allons donc, le chef de l’Etat pour autant qu’il soit digne de sa fonction et ait un sens de l’honneur doit mettre fin à ce type de discours puéril, lénifiant et idiot, et retrouver le sens de la responsabilité. Car, il faudrait qu’il nous dise à partir de quel degré de gravité des crimes commis par son entourage, il consentira enfin à en assumer sinon la culpabilité du moins la responsabilité, sans faire référence à la formule éculée de Madame Dufoix, Ministre du pays colonisateur, surtout en ce moment où nous sommes à 50 années de l’indépendance ! Lui qui s’est illustré dans l’art violent et par certains côtés inhumain de faire un usage carcéral de la répression politique, et qui, pour un oui ou un non, n’hésite pas à emprisonner ses opposants réels ou imaginaires, quelle lâcheté, et quel égoïsme que de penser que la sanction et le cachot sont réservés aux autres !
Une ou deux choses encore, et ce sera tout mon cher Pancrace !
4. Oui, on a aussi perçu l’accent partisan dans un discours qui, consacré au soi-disant cinquantenaire de l’indépendance a viré très vite au positionnement pré-électoral. Ainsi, Yayi Boni qui passe pour l’intrus qui ne connaissait pas la maison, affirme-t-il qu’il a été aguerri, et après 4 et bientôt 5 ans passés à la tête du pays, est le mieux placé, maintenant qu’il a tout compris, pour prendre à bras le corps les problèmes dont souffre le Bénin : la corruption, l’impunité, le régionalisme, etc.. . En somme, le discours du “on efface tout on recommence”, comme si une législature présidentielle chèrement installée était une espèce d’école normale pour dilettante politique aspirant à la fonction suprême de Président de la République ! Quelle expériences a-t-il accumulées, quelles leçons a-t-il apprises en 5 ans que ceux qui sont impliqués dans la vie politique du pays depuis plusieurs dizaines d’années n’ont pas accumulées ou apprises sans avoir commis les crimes, délits et forfaits au prix desquels il s’estime aguerris ? Ce roman d’apprentissage qui tient lieu de posture rhétorique doit-il endormir la multitude et passer avant la nécessité de faire subir à Monsieur Yayi les rigueurs de la loi ? La question se pose d’autant plus qu’il ne manque pas d’hommes ou de femmes de qualité pour Présider le Bénin
Et puis, cinquièmement, il y a cette double référence à l'usage de la violence à travers d'une part l'hommage appuyé à l'armée et d'autre part l'affirmation ambigüe selon laquelle Yayi Boni ne serait pas seulement prêt mais chercherait à verser son sang pour la nation. Pourquoi l'hommage exclusif à l'armée et non pas à la police ou aux pompiers par exemple ? A moins qu'il s'agisse dans sa bouche d'une acception élargie de l'Armée comprenant tous les corps qui assurent la sécurité effective des Béninois. Sachant qu'au quotidien, les Béninois vivent moins sous la menace de l'armée Togolaise, Burkinabè, ou Nigériane que sous celle des bandits qui mettent leur vie, leurs biens et leur sécurité en danger. Et qu'entre cette menace palpable et le peuple ce sont surtout les policiers qui s'interposent. De ce point de vue, dans un esprit d'équité et de commisération envers le peuple, il aurait été correct que le président rendît hommage à toutes les forces de sécurité, notamment à la police, si toutefois l'hommage à l'armée fût réellement dans l'intérêt du peuple. La vérité est que cet hommage appuyé à l'armée est moins dans l'intérêt du peuple que dans celui du régime et de son chef. C'est l'hommage au plus fort, celui dont dépend sa sécurité politique, au sens ou la politique c'est le rapport de force exercé au niveau collectif. Il s'agit d'amadouer la seule force capable techniquement de faire des coups d'état, et de décider de la vie ou de la mort d'un régime, la seule force susceptible de protéger ou de mettre en danger la sécurité politique du régime, celle à laquelle on s'adosse lorsque saisi par le démon anticonstitutionnel de la dictature, on veut répondre aux légitimes aspirations des opposants par l’administration arbitraire de la violence d’Etat, l'emprisonnement, la répression ou la violence brute. Et cela nous amène, mon cher Pancrace, à examiner de près le sens de l'affirmation héroïque d'un président qui se dit désireux de verser son sang pour la nation. En vérité dans un esprit de paix sincère, le recours à cette image est maladroit, sinon inquiétant. Car sous les dehors d'un discours patriotique invoquant le sacrifice suprême pour son pays – quoi de plus louable – se cachent des messages codés de violence, de rodomontade, de provocation, de menace envers ses ennemis politiques. L'air de vouloir leur dire : " Si vous voulez me détrôner, il va falloir marcher sur mon cadavre ; je suis près à verser la dernière goutte de mon sang ; n'oubliez pas – et ce n'est pas pour rien que je lui rends un hommage appuyé – que j'ai l'armée avec moi ; j'ai les militaires dans ma main, je les arrose, je détermine leurs émoluments et leur humeur, du plus haut gradé au soldat du rang, je les tiens par le ventre, et ils sont mon rempart le plus assuré ; quiconque veut s'attaquer à moi les trouvera sur son chemin." Ainsi le sang que Yayi Boni prétend vouloir verser, est d'abord celui des autres, une menace brandie contre ses ennemis politiques, qu'il met en garde contre le risque de mort inhérent à la contestation, fût-ce légitime, de son pouvoir. Donc sous les dehors de propos patriotique à intonation héroïque se profile la réalité de menaces sur fond de lâcheté mâtinée d'un cynisme accablant.
Sixième et dernière chose et j’en aurai fini : cela touche à la rhétorique de Monsieur Yayi elle-même ; sa façon de parler. Quand on entend Yayi Boni parler, on a peine à croire que ce type a eu un doctorat. Je ne parle pas forcément de sa façon de parler le français, mais de son charisme en tant qu’homme face au peuple, de sa rhétorique, – du gestuel au verbal – toute langue confondue. Au contraire, on a le sentiment qu’il s’ingénie à étaler une forme d’idiotie illocutoire et rhétorique faite de références à Dieu, à des choses irrationnelles, ou sans tenue morale ni idéologique ferme, une addition de blabla et de banalités, toutes choses qui rappellent la médiocrité congénitale et le côté intellectuellement contrarié de Monsieur Kérékou. Or Monsieur Mathieu Kérékou n’est pas un Docteur, c’est un militaire et par surcroît un militaire de terrain. Tout porte à croire que ce mimétisme apparemment paradoxal est en vérité délibéré. Car dans sa volonté de s’accrocher au pouvoir Yayi Boni a intériorisé le fait que l’aura médiatique de Monsieur Kérékou et l’ascendant affectueux qu’il exerce sur une partie du peuple et qui, à côté des escroqueries électorales dont plusieurs années passées à la tête du Bénin lui ont fait acquérir la science occulte, cette aura dis-je lui venait peut-être de son côté intellectuellement contrarié…
Voilà, mon cher Pancrace dit à brûle-pourpoint, et comme une réponse du berger à la bergère les deux ou trois choses que je pense sur " ce discours honteux du chef de l’Etat" à l’occasion du cinquantenaire de ce qui dans mon esprit ne s’est jamais apparenté de près ou de loin à l’Indépendance du Bénin. Mai j’avoue qu’il s’agit d’un autre débat qui n’est pas dans l’esprit de ta question, à laquelle j’espère avoir apporté des éléments de réponse. Et pour en revenir au sujet, je pense que pour le reste, le discours est d’un conventionnalisme très hypocrite, un chapelet de mensonges et de paroles en l’air. Discours sans inspiration d’un homme fatigué par ses propres turpitudes et qui s’efforce à sa façon pathétique de transformer son agonie en un sursaut de résurrection imaginaire dont le peuple n’est pas dupe. Pathétique… 50 ans près ce qu’on appelle “ indépendance”, le Bénin méritait mieux !
Amicalement,
Binason Avèkes
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