Le Vodoun en débat
PROPOSITION POUR UN DIALOGUE
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L'actualité chez nous, il faut le dire, est au Vodun. Le Bénin qui s'achemine vers un festival culturel vodun (Ouidah 92) doit se préparer à gérer une tension sourde qui se profile à l'horizon entre démocrates, humanistes, chrétiens, musulmans d'un côté et gestionnaires de l'héritage ancestral de l'autre côté. Mais il faut préciser que cette tension traverse les religions prophétiques elles-mêmes et les courants humanistes parce que, dans le conflit des interprétations, un accord minimal n'est pas réalisé.
Sorti des impasses du marxisme-léninisme, notre pays se retrouve, pour ainsi dire, perplexe devant le sens à donner à son héritage.
Les religions de type prophétique, le christianisme notamment, s'investissent de plus en plus dans un dialogue plein de respect avec les religions africaines traditionnelles et parlent d'inculturation, c'est-à-dire de la nécessité d'assumer tout ce qu'il y a de vrai et de saint dans le patrimoine de nos peuples. De leur côté, les responsables des traditions religieuses africaines, singulièrement du Vodun, s'interrogent sur le sens à donner à la démocratie, à la raison scientifique et technique, à la foi prophétique qui anime bien des fils de l'Afrique, s'ils doivent conserver fidèlement les traditions religieuses dont ils ont la gestion. Le sillon Noir qui s’est constamment préoccupé de rechercher avec respect le viable et le transmissible de notre héritage, pense que quelques aspects de ses réflexions peuvent devenir un bien commun. C’est pourquoi il livre à un plus large public la substance de deux conférences qui lui ont été demandées par les Chefs coutumiers et Traditionnels et par la Fondation Konrad Adenauer sur le thème annoncé.
INTRODUCTION
Ceux qui s'efforcent de proposer quelques idées simples qui permettent de comprendre l'évolution des cultures, ont suggéré de nous imaginer que la culture grecque comme les cultures de l'Afrique Noire sont issues du même creuset égyptien. On a pu parler du « miracle grec » qui n'a été possible que parce que l'élan imprimé à la pensée humaine par son contexte égyptien de genèse a pris un régime de fonctionnement transparent et accessible à tout le monde. Par contre, le même élan a connu dans les civilisations noires une modalité de fonctionnement où l'enjeu du pouvoir l'a confiné autour des trônes et des empires, devenant ainsi la chasse gardée de quelques-uns : les initiés.
Pour caractériser ces deux régimes de fonctionnement de la raison humaine, on a employé les termes d'exotérisme et d'ésotérisme. L'exotérisme serait propre à la raison diaphane, disponible à toutes les intelligences capables. L'ésotérisme se signale comme raison arcane, réservée et accessible par voie d'initiation.
Pour l'observateur du phénomène de l'acculturation qui consiste en ceci que deux cultures entrant en contact s'empruntent réciproquement leurs éléments les plus pertinents au regard de leurs intérêts respectifs, il est frappant que l'Afrique ésotérique, arcane et initiatique se trouve comme fasciné par les produits les plus purs de la raison critique transparente et universellement appréciée : la science et la technique. La science et la technique se sont attestées au cours de l'histoire comme capables de nourrir, de vêtir et de loger le plus d'hommes possible, alors que la raison ésotérique telle que l'ont déployée les sages intellectuels communautaires de l'Afrique traditionnelle s'avérait inefficace pour les mêmes performances au-delà d'un certain seuil démographique. L'organisation sociale et le régime politique appelés démocratie sont également convoités par les peuples noirs.
A quelques millénaires de distance, la raison ésotérique se retrouve, pour ainsi dire, à genoux devant la raison exotérique. Il importe que nous en tirions les conséquences au moment où nos traditions religieuses africaines sont interpellées par la démocratie à libérer leur potentiel humain en vue d'un développement auto-centré et auto-géré.
Nous nous proposons d'acheminer vers un débat national entre héritiers et gestionnaires sur les principes éthiques d'une différenciation du culturel et du cultuel au coeur du Vodun.
Cette réflexion de longue portée sur les grandes périodisations de l'histoire de notre race s'articulera en deux parties :
I. Le débat autour du Vodun dans l'ère démocratique, l'enjeu et les règles du jeu
1. Clarification de l'enjeu
2. Les règles du jeu
II. Un exemple du dialogue entre héritiers et responsables des traditions et coutumes
Conclusion : Quelques interrogations éthiques.
I. Le débat autour du Vodun dans l'ère démocratique, enjeu et règles du jeu
1. La clarification de l'enjeu de l’enjeu : La liberté de la personne
Nous trouvons dans Les deux sources la morale et de la religion de Bergson cette affirmation qui contredit la thèse de ceux qui voudraient voir dans nos institutions politiques traditionnelles des bases pour la démocratie :
« On comprend ... que l'humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent défausses démocraties que les cités antiques, bâties sur l'esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques, c'est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende en intention au moins, les conditions de la société close. »
Que notre société soit close ou ouverte, c'est ce qu'il nous reviendra entre autres d'apprécier tous ensemble au cours de ces pages. Parmi les institutions sociales de référence de la société traditionnelle du Sud Bénin que nous aurons à interpeller au cours de cet atelier, il y a l'institution religieuse Vodun qui a marqué de son empreinte un large pan de nos populations.
Selon l'approche structurale qu'en a l'intellectuel communautaire, il constitue une dimension du triptyque : Kuyito-To (ensemble structuré du monde des défunts), Vodun-To (ensemble structuré du monde des Voduri), Danxome-To (ensemble structuré du Danxomè). Ce triptyque est à comprendre lui-même en référence au trinôme : To (Royaume/Nation/Cité), Xwe (Enclos parental), Xo (Maison/Case). Voici les deux sentences qui permettent à l'héritier quelque peu averti des Sciences Humaines d'inférer à une perspective structurale organique et dynamique chez les sages intellectuels communautaires qui portent ensemble la responsabilité de gérer la raison à l'oeuvre dans notre société traditionnelle :
« E nyi Vodun-To d&-te, lobonu Kuyito-To do te o, Danxome-To ko gba de a. » (Si l'ensemble structural Vodun et l'ensemble structural Kuyito tiennent bon, l'ensemble structural Danxomè n 'est nullement cassé).
« To do te e o, mtxwe mexwe we ali klan do. Xwe ka do te e o mexomt mexome we ali klan do. »
(Si la Cité/Nation/Pays tient debout, c'est parce que des chemins différents conduisent aux enclos parentaux différents ; et si l'enclos parental tient debout', c'est parce que des chemins différents conduisent dans les cases différentes).
Dans la première semence, nous comprenons que la force de constitution du pouvoir politique traditionnel réside dans la maîtrise de la jonction de l'imaginaire et du symbolique. Tous les fantasmes angoissants qui surgissent de la désintégration du composé humain dans la mort subissent une transformation symbolique qui fait du mort un « souvenir des plus chers », selon la belle définition du Vodun donnée par le sage intellectuel communautaire Gedegbe. Le roi détenait seul le pouvoir de nomination des responsables des rites de constitution et de transformation. Mais le pouvoir de nomination n'est politique que parce qu'il est d'abord le pouvoir humain premier et fondamental : la liberté de reconnaissance et d'accueil qui s'exprime par la parole. D'où la sentence à la fois anthropologique, éthique et politique de base :
« Me we no ylo do Vodun, b 'e no nyi Vodun. »
(II faut une instance personnelle de reconnaissance et d'accueil pour que le sacré devienne symbole).
Si l'entrée en démocratie est un fait à la fois anthropologique et moral, il devient clair que la confiscation politique de la puissance de nomination originaire par le roi et les chefs fasse problème. Il nous revient, dans cet âge des héritiers, d'opérer la distinction des trois niveaux de nomination (ylo do) pour la libération fondamentale de tout Béninois et de tout homme afin que le processus de développement ne soit pas comprimé par la peur. Le Vodun figure dans notre héritage comme la plus organisée des religions ancestrales, selon un panthéon très architectonique. Mais cette architectonique est animée de l'intérieur par un mouvement imprévisible, inassignable de place, figure de la liberté humaine, du désir, de la volonté de dépassement continuel : le Legba. Le Professeur Honorât Aguessy l'a mis en lumière, le premier, comme figure positive de divinité, à rencontre de toutes les lectures négatives qu'on retrouve sous la plume des missionnaires chrétiens. Nous focaliserons le débat sur ce panthéon en y voyant le champ clos où liberté et structure s'imbriquent réciproquement dans une harmonie sans cesse à conquérir grâce à un réajustement permanent.
Notre approche de cette donnée anthropologique de première importance qu'est le panthéon Vodun emprunte la voie d'un questionnement sur ce qui serait la source du jaillissement des figures de Vodun, ce qui constituerait le Legba en lui-même : il se trouve dans le « Me » des grands textes culturels de nos sages intellectuels communautaires que nous analysions tantôt en perspective structurale dynamique : Me we no do e sin nu b'e... Me we no ylo do Vodun b'c... To do te e o, mexwe mexwe..,
En opérant ainsi une réduction anthropologique du panthéon, nous n'entendons pas nier l'irréductibilité de la dimension cosmologique du «Nu» (chose) - ce que l'Allemand appelle Gegenstand (l'objet) - provoquant la puissance du dire de l'homme (Gbeto), sa parole de reconnaissance et d'accueil du « Nusinu ». Le Nusinu reste le « Numineux » formidable et fascinant, le Mystère, le Nujiwu qui donne l'effroi sacré. Mais cette réduction anthropologique méthodologique nous permet de voir le point d'encrage du politique et de l'éthique dans le sacré. La royauté a su donc greffer sa stratégie de pouvoir sur une abyssale profondeur anthropologique. Si l'instance subjective est si importante pour la constitution du sacré en religion, on comprend que les plus forts aient pu imposer leur hiérarchie des reconnaissances de présence du numineux dans l'espace et le temps. Cela explique que Agasu dans l'ancien Royaume d'Abomey ait été placé au sommet de la hiérarchie Vodun. Mais dans l'ère du Renouveau Démocratique de « gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple» il devient logiquement impossible de mettre le discours performatif royal ou princier au-dessus du discours performatif des individus du Peuple. Et dans la laïcité qui est un trait de la modernité on ne comprendrait pas un quelconque arbitrage des pouvoirs publics sur le terrain strictement religieux. Toute personne humaine doit devenir auteur et bénéficiaire du développement solidaire encore faut-il qu'elle ne soit pas dans la hantise d'être supprimée par des instances occultes de décision de l'intégration sociale.
Notre société a su contenir l'anarchie sans éviter le totalitarisme occulte de ceux qui font que la Tradition est plus forte que les individus. C'est ce qui semble ressortir de la deuxième sentence qui apparemment ne reconnaît que deux grandes instances significatives de personnalité : celle des ancêtres fondateurs de filons humains et celle de l'ancêtre fondateur de la dynastie royale. Ces deux grandes instances sont celles de deux personnalités corporatives majeures. Le mot clef dans cette deuxième sentence, expressive de nos libertés en alliance, est « Me » (personne). « Me » est le sujet personnel du jaillissement des Vodun comme discours performatifs. Le Legba est cette puissance anthropologique figurant dans le panthéon comme « l'autre » (liberté) du « même » (Structure Vodun). La société traditionnelle semble trouver légitime que toutes les autres personnes soient limitées dans leur liberté religieuse par la tradition ancestrale et royale. Dans un Etat de droit, il faut éviter à la fois l'anarchie et le totalitarisme. L'ancienne cité, répétons-le, évitait l'anarchie, mais elle limitait par un arbitraire tacite la belle expansion de la liberté qui se déploie du To au Xo en passant par le Xwe. Le To, en légitimant la guerre expansionniste, vise à imposer sa loi à tous les autres To et à s'identifier au Gbe. La question de savoir s'il est possible de légitimer la violence à ce niveau sans effraction délibérée aux interdits de la Vie « Gbesu » semble recevoir une réponse négative, et la logique victimaire vient assurer l'équilibre par l'institution du Daxo qui, dit-on, expie les fautes du royaume notamment, par la continence à vie, à partir de son investiture. « Un roi, nous a affirmé un grand intellectuel communautaire qui savait de quoi il parlait, ne peut pas ne pas commettre d'injustice ; il faut l'expiation du grand-prêtre d'Agasu qu'on appelle Daxo (le Souverain) à Hwawe Gbennu. »
Du xo jusqu'au seuil du To, la personnalité dont le projet de personnalisation et de religion donne sa norme à toutes les autres personnes est l'ancêtre fondateur de filon humain (Ako) ; on l'appelle Toxwyo chez les Aja-Fon. Toute personne qui sort du projet communautaire, qui a fait tradition depuis cet ancêtre, ou bien a la force de se constituer elle-même en ancêtre ou bien s'intègre dans une communauté de plus longue portée historique et de teneur spirituelle plus dense, ou bien subit une mort qui servira de leçon à tout autre récalcitrant ; ne dit-on pas :
« Hennu na so’e do do sen na » (la famille se servira de lui pour faire leçon) ou encore, « Hennu o me jeu e no du. » (La famille est une dévoreuse de ses enfants).
Comment pouvons-nous aujourd'hui, à l'entrée dans l'ère démocratique où tout le monde considère le Bénin comme porte-flambeau pour le continent, réussir une transformation de nos traditions ancestrales qui ne soit, pas folklorique, mais qui parte d'une reconsidération attentive des sentences de fond sur lesquelles roule notre raison anthropologique, éthique et politique ? Peut-on accepter froidement aujourd'hui que le Hennu soit dévoreuse de ses enfants ? N'est-ce pas entériner la logique sorcière qui dit « Zoken ma hu nu ? » (L'inimité lointaine ne tue pas ; sous-entendu : c'est de l'intérieur de la parenté que provient l'inimité qui tue) ?
L'ère démocratique suppose un climat relationnel des libertés personnelles qui ne se sentent pas sournoisement menacées dans leurs propres racines anthropologiques, parentales et institutionnelles : peut-on accepter que des enfants, des jeunes gens et jeunes filles, des femmes et des hommes adultes soient contraints de rester dans le projet ancestral sans le courage de faire la remise en cause permise de fait par l'ère démocratique mais surtout par la dignité originaire de toute personne humaine ? Les évêques du Bénin, dans une Lettre Pastorale adressée aux chrétiens catholiques mais aussi à tout homme de bonne volonté plaident ainsi en faveur de la garantie de liberté pour tous :
« Nous venons d'affirmer que la démocratie suppose la liberté. Cela veut dire que si nous ne veillons pas à la garantir et à la promouvoir chez chaque citoyen, notre démocratie est en péril. C'est dire que les enlèvements déjeunes filles par exemple, en vue de les marier sans leur consentement, portent atteinte aux droits de l'homme et partant à la démocratie. Pareillement, l'intégration de force déjeunes dans les couvents porte atteinte à la liberté de l'homme. Toute pression physique ou psychologique pour faire rentrer quelqu'un dans une religion, sans son libre choix, est contraire à l'exercice de la liberté. Certaines de nos coutumes peuvent sembler justifier de tels comportements, mais garantissent-elle la liberté de la personne, fondement de toute démocratie ? » (1).
Après avoir ainsi esquissé la problématique et laissé voir l'enjeu de la liberté personnelle comme l'objet de ce débat national, nous pouvons proposer très succinctement les règles du jeu et esquisser une typologie des acteurs en deux camps : les responsables des traditions et les héritiers, avant de proposer un scénario possible du dialogue entre héritiers et gestionnaires de l'héritage.
2. Règles du jeu et acteurs
II est de la plus grande importance que nous saisissions les trois termes de l'intitulé comme constituant une seule thématique. Sous le terme Traditions on peut entendre globalement les ressources humaines, intellectuelles et spirituelles supposées libérables par certaines institutions ou certains rapports d'institutions dont le passé nous a dotés comme Peuple en vue de nous réaliser en tant que personnes humaines et en tant que libertés en alliance. Par démocratie on peut comprendre la forme idéale de l'alliance à laquelle les peuples sont parvenus dans leur évolution et qui représente pour nos populations un inédit : « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ».
Il suffit de rappeler la distance spirituelle qui sépare la démocratie antique qui acceptait tranquillement de rouler sur une incalculable population d'esclaves de la Magna Carta de la Grande Bretagne (1215), de la Déclaration d'Indépendance des USA (1776), de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789), pour se faire une idée du laborieux parcours marqué de sang accompli par les hommes et pour se dire que l'idée simple de la Démocratie n'a pas été d'une conquête facile et pacifique. Cependant la Déclaration universelle des Droits de l'Homme (1948) surpasse encore en teneur spirituelle toutes ces Déclarations antérieures. Des nobles aux colons et aux bourgeois, on en est venu à l'homme en tant que tel comme sujet de droit. C'est un pas de géant mais qui peut tomber dans le piège individualiste, particulariste, comme c'est le cas lorsqu'on fait de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948) des lectures contractuelles. Les lectures en terme de contrat en effet nous laissent sans ressources quand il s'agit de contrat entre forts et faibles. Les interprétations constitutionnalistes elles-mêmes n'échappent pas au piège de l'individualisme.
Il est impératif d'expliciter, quand il s'agit des droits de l'homme, le lien indissoluble entre droits et devoirs de l'homme. Si nous admettons avec la philosophie personnaliste que le nœud du problème des droits et des devoirs se trouve à l'articulation de l'intelligence et de la volonté, nous comprenons l'importance que revêt la tenue d'assises comme celles-ci où il sera question avant tout de conscience, d'éthique, de morale, d'« engagement» pour reprendre le nerf de la dernière Lettre Pastorale des Evêques du Bénin.
La personne est un nœud de relations et la société démocratique est celle de la promotion responsable de la société comme tissu de relations justes où chacun se sent, se comprend et agit en responsable de lui-même et de tous les autres, grâce au respect des institutions que la société s'est librement données. De la manière dont nous appréhenderons et vivrons notre projet d'humanité aux éléments épars dans nos Traditions multiples et variées au gré même de nos filons humains qui sont des filons culturels, dépendra le Développement. Celui-ci n'est rien d'autre que la maîtrise consciente et responsable du rapport à l'environnement, dans une ouverture généreuse aux autres visibles et invisibles (ne parle-t-on pas de plus en plus des mânes de nos ancêtres ?) et à Dieu.
Pour que les responsables politiques au plan législatif, exécutif et judiciaire puissent poser des actes historiques de vérité, il faut encore que le corps social qui vit les problèmes et les sent les ait appréhendés et portés à maturité dans le dialogue et la concertation pacifique. C'est pourquoi les graves problèmes qu'affrontent nos populations aux prises avec un héritage à multiples facettes aux arêtes souvent dures pour notre sensibilité nouvelle ne seront pas résolus à coups d'oukases arbitraires mais dialogues dans la patience, malgré les souffrances des uns, la passion pour la justice des autres, la légitimité contestée de l'autorité traditionnelle d'autres encore.
La règle du jeu pour ce débat des héritiers autour de l'héritage devrait être demandée à l'Afrique profonde. Si l'âme de la palabre africaine est ce génie particulier qui consiste à émousser les arêtes vives de la vérité argumentative en la faisant délibérément passer par la médiation de la vérité consensuelle, alors nous devrions nous considérer comme réunis sous l'arbre à palabre pour des échanges de fond au sujet de l'héritage africain et du viable transmissible qu'il contient et qui demande à être repris, dans le contexte démocratique, au bénéfice de l'homme.
Pour expliciter encore cette règle du jeu, nous devrions nous considérer tous comme des héritiers aussi soucieux les uns que les autres de sauver les acquis humains majeurs de nos pères et que ce préjugé favorable anime notre débat national autour du Vodun. Nous sommes tous également interpellés par la démocratie qui est, nous venons de le rappeler, la forme nouvelle de nos libertés en alliance. Mais au coeur de cette formalité nous trouvons des déterminations Vodun traditionalistes, des déterminations chrétiennes catholiques, ou protestantes et des déterminations musulmanes, et humanistes de toutes teintes, etc... Que personne ne considère donc la démocratie comme ennemie de la tradition, ni aucune des confessions religieuses Vodun, chrétiennes ou musulmanes, ni aucun courant humaniste comme ennemi des traditions, encore moins de la Tradition d'humanité africaine béninoise. A cet égard l'Eglise catholique vit une réalité ancienne et nouvelle : l'inculturation qui est inséparable du dialogue respectueux avec les religions, notamment les religions traditionnelles.
Enfin comme dernière règle du jeu, suggérons que tous ceux qui n'ont pas un statut de gestionnaire des traditions concèdent à ceux qui sont en fonction de gérance de nos traditions comme des dépositaires d'un certain sens, d'une certaine vision de l'homme, de la société, du monde et de Dieu qu'ils se croient légitimement la mission de défendre. Si ces derniers sont des gestionnaires des traditions, ils devraient accepter sans difficulté que les autres soient des héritiers et que la transmission de l'héritage aujourd'hui puisse faire l'objet non pas de négociation mais de débat franc et ouvert. Nous dirons tout à l'heure qu'il s'agit de juridicité de la vérité qui a barre sur nous tous. Le présent séminaire voudrait être un de ces débats de vérité qui ne sacrifie pas les attentions psychologiques de la fraternité africaine : l'art de la palabré.
Nous venons de définir l'enjeu, quelques règles du jeu et les acteurs. A présent nous proposons la perception que le Mewihwendo/Sillon Noir, organe de recherche de l'Eglise Catholique du Bénin, a du jeu par une large reprise d'une conférence tenue au Colloque de fondation de l'Organisation des Chefs Coutumiers et Traditionnels (O.N.C.C.). H est impossible de décrire le rôle des chefs Coutumiers dans le contexte de la démocratie et en horizon de la question du développement sans que celui des chefs Vodun et des grands guérisseurs et corrélativement celui des héritiers ne soient esquissés. Portons donc le regard sur l'héritage, les personnalités corporatives qui le rendent figurativement présent et sur les héritiers dans le jeu dont l'enjeu est le développement
II. Un exemple de dialogue entre héritiers et responsables des traditions et coutumes.
L'archer tire sa flèche d'autant plus en arrière que l'objectif qu'il veut atteindre est plus loin. C'est dire que la naissance d'une organisation nationale de solidarité des chefs coutumiers au moment où le Bénin connaît un renouveau démocratique auquel est promis l'avenir le plus lointain est un signe des temps, un recul pour mieux sauter. Si le vieux Térence pouvait dire qu'il est homme et que rien d'authentiquement humain ne lui est étranger, en pensant à la diversité culturelle, je crois que les initiateurs de cette organisation veulent affirmer une égale vocation universelle d'humanité sur l'axe du temps. Je me trouve d'emblée accordé avec eux pour cette marche vers l'avenir avec toutes les ressources du passé, d'autant plus que la rationalité la plus moderne confesse aujourd'hui sa dette à l'égard de ce que fut la raison humaine organiquement en oeuvre dans la société.
Ce ne sont pas les humiliations d'un passé récent où une certaine gestion de l'héritage de nos ancêtres a été décriée et conspuée par la jeune formation africaine béninoise, impatiente de voir se réaliser de nouvelles formes de la liberté en alliance, qui sont à l'origine de cette assemblée constituante de chefs coutumiers. Non, il s'agit plutôt d'une volonté de ne rien laisser se perdre du potentiel d'humanité hérité de nos pères et ramassé en ces figures chargées de sens et de responsabilité que sont les chefs de tradition.
C'est, à notre connaissance, pour la première fois que les chefs coutumiers, mieux dénommés chefs de tradition d'humanité et de projet de société africains, cherchent au Bénin à entrer en débat avec les Héritiers en vue d'une présence active et structurée au coeur de la modernité. Ils veulent pour ainsi dire rejeter cette séquelle désagréable du colonialisme français qui consiste à disqualifier globalement l'organisation traditionnelle de l'existence sociale. D'autres formes de colonialisme, comme l'anglaise à côté de nous au Nigeria, ont su mieux intégrer ces ressources du passé africain sans pour autant porter dommage à leurs intérêts politiques et économiques.
L'initiative béninoise ne saurait néanmoins se confondre avec une velléité de politiciens, de l'âge précolonial de l'Afrique de redorer leur blason ; elle se doit d'être le carrefour de tous les efforts pour redonner à la sagesse sa place qui est première dans la cité. Cela signifie un primat accordé à l'éthique sur le politique. Au moment où tous s'accordent à dire que la crise présente au Bénin est d'abord une crise de l'homme, nous devons saluer l'organisation de ce dialogue entre gestionnaires et héritiers comme un signe d'espérance. Mais pour cela il est indispensable que l'objectif éthique de ce dialogue se documente aux sources, anthropologique, historique et institutionnelle de ce dont elle est la reprise en contexte de modernité.
Nous esquisserons le scénario du dialogue annoncé en trois points :
1- Essai de clarification conceptuelle et problématique des valeurs
2- Tracé du nouvel objectif social.
3- Redéfinition des status et rôles des gestionnaires et des héritiers de la tradition.
1. Essai de clarification conceptuelle et problématique des valeurs.
Le fond d'histoire sur lequel se profile l'organisation des chefs coutumiers comporte un certain nombre de pièges qu'il est de la plus grande importance de déjouer.
L'un des plus importants est la courte vue de l'histoire immédiate qui a préparé un certain nombre de rôles que nous ne pouvons accepter de jouer qu'en condamnant l'Afrique à rester l'alliée récurrente de tous les gueux de l'histoire. Pour ne plus être les complices d'un drame où l'Afrique, plus immédiatement le Bénin, est pillée et appauvrie, il faut peut-être commencer par un examen de conscience historique véridique. La jeune formation africaine dénonce à cor et à cri le négrier, le colonialiste, le néo-colonialiste et l'impérialiste. Mais peut-être est-il temps de nous interroger sur la condition de possibilité incontournable de l'achat. Il semble que c'est la vente. Prenons garde ! Il ne sert à rien de dénoncer les rois d'Abomey, du Bénin, d'Oyo et tant d'autres du Kongo et d'ailleurs. Il est plus décisif de répondre tous ensemble de cette histoire où il n'a jamais été question d'une vente d'un seul Blanc à un roi nègre. Il est capital de méditer sur l'ordre éthique et politique, sur la sorte d'alliance de libertés où des rois nègres ont pu vendre leurs frères de race. Ils l'ont pu dans un contexte spirituel et institutionnel de partage du pouvoir entre tous ceux dont dépendait la constitution de l'imaginaire collectif.
C'est dire que l'ordre sacral de la parenté et l'ordre des grandes légitimations sacrées Vodun qui ont trait tant à l'espace religieux qu'à l'espace socio-politique se donnent bel et bien la main pour rendre possible l'ordre politique d'un royaume qui a dû sa prospérité à un moment donné au commerce des esclaves. Un moment fort de l'émergence éthique qui donnera son sens plénier au dialogue entre héritiers et les chefs de tradition d'humanité et de projet de société passe par la prise de conscience d'une histoire dont nous accepterions de porter ensemble la responsabilité du passif et de l'actif. Il est dangereux de vouloir occulter une donnée de l'histoire : c'est la donnée que nous aurons tendance à répéter de manière constante sans même nous en douter Nous insistons : un acte d'achat suppose un acte de vente. A vouloir l'ignorer ou à le dissimuler, nous nous surprenons à continuer la vente de l'Afrique sous mille autres formes par la suite. Ainsi, un Louis Hounkanrin a passé le plus clair de sa vie en exil par la complicité d'autres Dahoméens : cadres et chefs de canton ... On a connu le « procès de la Voix du Dahomey » et tant d'autres pages dramatiques de l'histoire de ce pays. On n'échappe efficacement au grand piège que nous venons de dénoncer et qui est la courte vue de l'histoire, qu'en s'efforçant de découvrir les repères historiques les plus significatifs pour les acteurs sociaux que nous sommes. Ainsi, il est de la plus grande importance que nous sachions que les chefs coutumiers, par le passé, ont contribué avec nos rois à faire douter de l'humanité de l'homme noir en étant complices de la vente de ce dernier. Nous ne devrons pas ignorer le sort qui a été réservé aux Nègres qui ont survécu aux conditions inhumaines de la traversée de l'océan pour parvenir aux Amériques. Nous ne devrons pas davantage ignorer qu'en 1685 le Roi Louis XIV a édicté un «Code Noir» où il déclare «l'esclave, être meuble » (article 44). Et puisqu'il est question de la croyance religieuse dans ce débat, nous devrons savoir que, de désespoir, ces « culbutés de la grande houle » (A. Césaire) désertaient de temps en temps les champs de canne à sucre pour aller retrouver dans la forêt la communion avec la grande Afrique devenue un paradis perdu grâce à des cérémonies magico-religieuses vodun. Une certaine idéologie appellerait cela « opium ». Elle n'a peut-être pas complètement tort mais il serait néanmoins plus scientifique d'observer une attitude de respect jusqu'à plus ample informé (...) Sur cet arrière-fond historique que nous devrions davantage développer et approfondir, nous proposons de parler de chef de tradition, concept qui nous paraît plus englobant que celui de chef coutumier. Le premier nous inscrit en perspective historique plus conforme aux exigences de l'Anthropologie Africaine moderne qui veut honorer les réquisits des dénonciateurs de la science coloniale que serait l'anthropologie.
Le second comporte le risque de nous enfermer dans l'ethnologie, alors qu'il s'agit pour nous de retrouver la dynamique culturelle qui a engendré notre rapport à l'autre dont nous sommes sortis affaiblis et chargés d'un doute grave sur notre humanité ou tout au moins, sur notre moralité.
Nous entendons par chefs de tradition les responsables de projet d'humanité remontant à des ancêtres dont la descendance garde mémoire et qui s'efforcent de faire coexister ces projets humains dans un ensemble de projets similaires concourant à définir un ordre éthique dans l'espace politique, ce que les Aja-Fon appellent To. La tradition, a-t-on dit fort heureusement, 'est ce qui a fait l'objet de la plus longue reprise par des générations d'hommes et qui s'est attesté comme viable et transmissible. Ces chefs de tradition, nous les qualifions de chefs de tradition d'humanité quand ils sont chargés en tant que dernier maillon de la chaîne qui relie la descendance à l’ancêtre, des litanies, des Interdits
constituant la loi fondamentale du projet éthique ancestral, des grands rites de passages (naissance, mariage, mort). Leur rôle dans la société traditionnelle est d'assurer la cohérence de sens dans l'espace parental. Ils sont à ce titre éducateurs accompagnant l'être humain qui leur est confié de la naissance à la mort, sans déracinement spirituel : ils sont figures de sagesse. Nous les qualifions de chefs de tradition de projet de société quand ils sont en solidarité avec leurs pairs co-responsables de l'espace socio-politique comme structure de différences.
L'avantage qu'il y aurait à adopter la terminologie « chef coutumier » est l'exploitation juridique possible des coutumes faisant loi pour un groupe humain déterminé vivant en culture d'oralité.
La problématique qui naît de la coutume est celle de la double avenue conduisant l’une à la question religieuse, l’autre à l’élaboration d’un code nouveau dont Guy Adjeté Kouassigan a ouvert la piste en écrivant entre autres : Quelle est ma loi ?
Tout en étant conscient de ces avantages, le Sillon Noir préfère retenir le concept de Chef de tradition parce que plus englobant et moins sujet à une compréhension passéiste.
Pour une mise en perspective, non seulement historique mais logique, ce courant a proposé un nouveau concept dont la prise au sérieux nous fait quitter les ornières d'unë^ Afrique uniquement objet de pensée pour les autres : l'intellectuel communautaire. Nous appelons intellectuel communautaire toute personne qui, quel que soit son sexe ou son âge, participe à titre de créateur ou de conservateur aux acquisitions culturelles des sociétés africaines en régime d'oralité. Sa maîtrise particulière d'un domaine du réel n'est pas vécue comme un fait isolé, mais comme un service social, comme la participation consciente à une division sociale du Bien Commun qu'est la raison donnant sens et cohérence à la société. Quand de surcroît, le temps a donné à une telle personne de vérifier dans sa propre existence les implications de la parole (Xo en contexte aja-fori), elle fait partie de la catégorie des sages, des anciens. L'Aja-Fon l'appelle Mexo, c'est-à-dire celui dont il faut écouter la parole parce qu'il a été lui-même auditeur de la parole en déploiement sous le soleil : Hwenuxo.
Les chefs de tradition dont nous parlons, sont des sages intellectuels communautaires répondant de l'ordre éthique au coeur du politique, double ordre qu'ils contribuent solidairement à déterminer.
Nous appellerons héritiers tous ceux qui dans la société ne font pas figure de personnalités corporatives. Prenons deux images pour nous faire comprendre. La première nous vient du Bénin précolonial : c'est l'aspect que présente une devanture d'enclos parental régulièrement constitué. On ne trouve normalement qu'un grand Legba porteur de phallus qui est celui du chef de l'enclos parental ; tous les autres ne sont que de petits tumulus de terre surmontés d'un petit plat en terre cuite qui représentent toutes les autres personnes habitant l'enclos et qui ont reçu le Fa Alodokpo, quel que soit leur âge et leur sexe. L'adulte qui veut devenir personnalité corporative ayant son Legba porteur de phallus doit quitter l'enclos parental et recevoir une bouture de l'arbre généalogique (y/ kpatiii). Il devient alors fondateur d'enclos (xweno). La deuxième image me vient d'une scène de catéchèse baptismale d'un chef d'enclos parental. C'était sa dernière étape de catéchèse avant le rite chrétien de baptême. Il a convoqué toute sa maisonnée pour lui annoncer sa décision de recevoir le baptême. Il fit apporter une grande calebasse à couvercle ; à l'intérieur se trouvaient plusieurs autres petites calebasses à couvercle portant les noix sacrées du Fa de lui-même et de chacun de ses grands fils. D'un geste spontané il remit son Fa au prêtre et chacun de ses fils reprit le sien en disant : « notre père a trouvé un nouvel appui pour sa vie, qu'allons-nous faire maintenant, nous ? » Nous espérons avoir fait comprendre avec ces deux tableaux ce que c'est qu'une personnalité corporative et ce que sont les héritiers.
Nous entendrons par valeur l'effet de la superposition de notre vouloir d'homme sur la réalité, qu'elle soit naturelle ou historique ; elle est pour ainsi dire la pro-vocation à l'action comblant la distance entre l'ordre des choses, voire l'ordre de l'histoire et l'ordre du vouloir humain. Pour parler dans les termes du philosophe français Paul Ricoeur,
« La valeur exprime en creux ce qui manque aux choses quand un vouloir étend sur ces choses l'ombre de ses projets. » (2).
Ainsi, nous pouvons dire qu'il y a d'un côté ce que nous cherchons, à savoir : le Bénin nouveau, qui est notre Bien Commun ; de l'autre : l'héritage de nos traditions.
L'inadéquation entre les deux représente l'espace de la charge de valeur qui nous invite à combler le hiatus. Entre les deux surgit l'appel à une nouvelle existence éthique. Il revient aux chefs de tradition et aux héritiers d'apprécier honnêtement les ressources dont dispose la tradition pour affronter les défis nouveaux. Mais quels sont ces défis nouveaux ?
2. Tracé du nouvel objectif social.
Au regard de la si belle sentence de la liberté en alliance que nous avons rapporté de l'intellectuel communautaire, à savoir : « To do te ... », on pourrait dire que la démocratie n'est pas une réalité étrangère à la sagesse politique africaine. Néanmoins, l'authentique démocratie suppose l'ouverture de la société et donc l'autonomie de la conscience personnelle. Les rois de l'Afrique et les chefs de tradition d'humanité et de projets de société ne laissaient pas outrepasser un certain seuil de tolérance dans l'affirmation de la liberté individuelle. Celle-ci était reconnue aux personnalités corporatives, et aux figures d'intellectuels communautaires dans l'espace de la cité. Le panthéon, dans tous les royaumes qui peuplent le Bénin du Nord au Sud, prévoit l'espace vide pour l'accueil de tout nouveau dieu, dont la figure d'anticipation au 'royaume d'Abomey était le Legba. Mais chaque nouveau dieu est toujours la légitimation sacrée de quelque groupe humain.
Quoi qu'il en soit des précisions ultérieures que nous apporteront les sociologues de la religion, il reste que le texte capital de la liberté en alliance que nous avons cité, est incapable de rendre compte de l'autonomie de la conscience individuelle au sens strict et de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948). Bien que définissant l'homme comme le compétent dans l'art de vivre et de faire vivre, le sage africain béninois n'a pas pu, à notre connaissance, laisser la liberté individuelle s'affirmer en marge du projet ancestral ou royal d'humanité et de société. L'ordre politico-religieux voulu par les rois de la cité antique reposait également sur un droit de vie et de mort sur l'individu. Enfin, l'ordre magico-religieux, contre lequel l'individu affirmerait sa liberté est lui aussi en mesure de sanctionner par la mort une telle dérogation fondamentale.
Nous pouvons donc dire que l'instauration d'un débat général autour des traditions dans le contexte démocratique et en horizon du développement peut représenter une chance sans précédent pour la sortie africaine de l'Egypte par la voie de l'exotérisme, contrairement à l'ésotérisme qui a caractérisé jusqu'à présent l'intellectuel communautaire africain. Autrement le risque est grand d'une manipulation à grande échelle et en plein jour de nos libertés individuelles dont notre jeune démocratie affirme les droits imprescriptibles. Ces droits ne devraient connaître de limites que celles que leur imposent les devoirs. Le sujet de droits qui assume ses responsabilités vis-à-vis de chacun et de la société dans son ensemble est l'homme éthique qu'il s'agit aujourd'hui de promouvoir et cela depuis l'instance d'articulation de l'imaginaire et du symbolique où l'ordre anthropologique et politique se décide.
Certes, l'éclatement de l'ordre politique ancien ne devrait pas entraîner celui de l'ordre de la parenté et de la famille. Mais, la famille n'existe que dans un ensemble structuré ; si celui-ci est désorganisé, il y a grand risque que la famille le soit aussi. C'est pourquoi l'Aja-Fon n'a pas tout à fait raison de dire : « To gba nyi hennu gba a » (l'éclatement de la cité n'implique pas nécessairement celui de la famille). Car, comme les personnes, les familles n'existent qu'en alliance. Une première forme d'existence en relation a pris fin avec l'avènement du pouvoir blanc. Aujourd'hui, un nouvel ordre social est né qui est le cadre global de l'éducation et de la formation spirituelle des héritiers. Les chefs de tradition ont entre autres fonctions de veiller à ce nouvel ordre soit en harmonie avec le meilleur de la tradition.
L'ère démocratique est, nous l'avons dit, celle de la distinction des trois instances du pouvoir : l'instance législative, l'instance executive et l'instance judiciaire. Nous savons que ces trois ordres n'étaient pas aussi clairement distingués dans la cité antique africaine, bien qu'il faille reconnaître une certaine division du pouvoir entre le roi, ses ministres qui sont habituellement d'un autre clan que celui de la famille royale, et toutes les catégories d'intellectuels communautaires auxquels le savoir conférait un certain pouvoir. La nouvelle réalité face à laquelle toutes les anciennes formations sociales sont tenues de se positionner est celle de la liberté sacrée de l'individu, de la dignité intrinsèque de toute personne humaine. La sentence de la liberté en alliance devrait être complétée en amont et en aval de la façon suivante : « Gbè o do te o, metome metome wè ali klan do* (Si le monde tient en ordre, c'est parce que des chemins différents conduisent dans des nations différentes) d'une part ; d'autre part : «Xodo te o, meyime meyime we ali klan do » (Et si les cases particulières tiennent dans la cohérence, c'est parce que des chemins différents conduisent aux consciences différentes des individus). II nous appartient entre gestionnaires et héritiers de la tradition de porter comme notre souci permanent la nécessité d'une émergence de l'ordre éthique de la valeur dont répondent non plus simplement les anciennes personnalités corporatives, mais aussi chaque individu à titre personnel.
Nous voilà donc face à une remise en question radicale de l'ancienne violence légitime. La société ouverte dans laquelle nous sommes appelés à vivre est celle de la libre confrontation des visions du monde, des options éthiques et religieuses.
Il n'est pas possible de reprendre en sous-main les débris éclatés de l'ancienne cité pour leur donner une survie artificielle qui ne peut que bloquer le développement de l'Afrique et fonctionner comme un terrorisme des petits au niveau du village et de l'enclos parental. Non ! Les chefs de tradition d'humanité et de projet de société dans ce nouvel ordre démocratique se doivent d'être les héritiers des meilleurs sages intellectuels communautaires du passé. Ils doivent donner une version exotérique à tout l'héritage de pensée, de culte, d'organisation sociale, de maîtrise de 1 environnement, de gestion du rapport à l'autre par la maîtrise éthique. Ils devront accomplir dans un régime de communication universelle, de logique accessible à tous, ce que leurs devanciers avaient accompli de manière ésotérique et asservie par le politique dans le contexte de la cité close. Que nous le voulions ou non, la sortie grecque de l'Egypte, qui s'est accomplie de manière privilégiée sous la modalité de la raison transparente, a développé des potentialités nouvelles au contact du prophétisme judéo-chrétien, et c'est en tant que telle qu'elle est venue rencontrer à quelques millénaires de distance la sortie africaine de l'Egypte. Nous ne pouvons pas faire la politique de l'autruche et feindre d'ignorer le danger. Il faut l'affronter à visage découvert. C'est pour cela que nous disons non à l'ésotérisme, non à l'arcane, mais oui à l'exotérisme et à la transparence de la raison dont le propre est la communicabilité universelle.
C'est ce pas que nous faisons en connaissance de cause dans la démocratie moderne qui nous permettrait de poser la question de ce qui peut survivre de l'héritage ancien. On comprend mieux ici la raison fondamentale de notre option pour le concept de tradition qui est à la fois un acte et un objet de transmission. Le concept de coutume ne nous donne pas cette double possibilité et donc cette chance d'une discrimination entre le sujet transmetteur et l'objet de la transmission. Cette double articulation rend nécessairement attentif au destinataire de l'acte de transmission, à l'héritier autrement dit. Ce dernier est devenu globalement étranger au geste que font les responsables de tradition en sa direction. Il est donc urgent de s'interroger sur les raisons de cette indifférence de la jeunesse africaine occidentalisée et de la rébellion des enfants ; des jeunes et des femmes restés au village face à leur patrimoine culturel. Les raisons majeures semblent être l'école blanche comme le « moyen de perpétuation de notre défaite », mais aussi la démocratie, les religions du Livre et une certaine sagesse orientale.
Les gestionnaires de nos traditions devraient se comprendre comme des sujets transmetteurs du projet d'humanité et d'un certain type de projet de société. S'ils veulent être écoutés pour que recommence et perdure l'acte vital de l'éducation qui fait la vie la plus intime de toute société humaine, ils doivent laisser la tradition en débat démocratique.
L'accès au plus profond de l'héritage africain ne devrait pas continuer d'être réservé et rester exclusivement initiatique. Nous devons donc nous atteler à la tâche de repenser la question du rapport de la culture au développement sous l'angle des trois paramètres suivants qui nous semblent de nature à arracher l'Afrique profonde à sa marginalité par rapport au monde du Renouveau démocratique.
a. Chefs de tradition, héritiers et mémoire culturelle
b. Chefs de tradition, héritiers et oeuvres de culture
c. Chefs de tradition, héritiers et milieu culturel.
La culture comporte en effet quatre dimensions dont l'une des formes vivantes d'articulation nous semble être celle-là. Les quatre dimensions sont : la mémoire, les œuvres, le milieu et la personne. C'est la personne qui se cultive en constituant un milieu culturel grâce à des œuvres de culture rendues elles-mêmes possibles par la mémoire culturelle. Les chefs de tradition ne sont rien d'autre que des nœuds symboliques majeurs de la culture africaine dans son régime d'oralité. Par ailleurs, ainsi que nous le disons dans le Mewihwendo, c'est lorsque la culture engendre la culture qu'il y a développement. Or il ne peut y avoir d'engendrement de la culture par elle-même si ce n'est dans l'acte vital de transmission par des responsables à une enfance et à une jeunesse qui acceptent de tresser la corde nouvelle au bout de l'ancienne.
a. Chefs traditionnels, Héritiers et mémoire culturelle.
Il y va de la survie même de l'Afrique que son patrimoine soit connu et aimé de ses enfants d'abord. Puisque l'angle privilégié sous lequel nous voudrions considérer tout l'ordre culturel africain dans sa mise en oeuvre en vue du développement, est éthique, il nous revient de soumettre la mémoire africaine en passage de l'oralité à l'écriture et donc à la fixation pour la postérité, au critère de la vérité et du service du bien commun. Un éminent représentant de l'intellectuel communautaire, le sage Bokono Gedegbe, définissait le culte vodun comme celui rendu à nos souvenirs les plus chers. L'être humain est un animal qui se souvient et qui cultive le souvenir comme dimension constitutive et fondamentale de l'humanité de l'homme, La religion elle-même, dans la mesure où elle transfigure le souvenir en anamnèse de l'originaire, se greffe sur la mémoire. Il n'y a pas d'humanité sans mémoire ; il n'y a pas davantage de société sans histoire et surtout sans conscience historique. La tâche majeure qui revient aux chefs de tradition en ce tournant de l'histoire de la société africaine est celle de contribuer de leur position privilégiée à définir avec les héritiers des critères éthiques pour l'historiographie africaine moderne. Ce faisant, ils s'attestent héritiers de l'intellectuel communautaire qui affirmait qu'il faut une conscience historique pour la légitimation sacrée de l'histoire : « Me we no ylo do Vodun b'c no nyi Vodun ».
L'audace inouïe d'une telle sentence devrait être reconnue à chaque individu et non plus désormais réservée aux personnalités corporatives et aux sages intellectuels communautaires exclusivement.
Ainsi, toute la mémoire africaine serait soumise à l'éthique qui n'est rien d'autre que l'accueil de la juridicité de la valeur et non pas des systèmes. Mais la valeur elle-même n'émerge que sur un fond de rationalité, laquelle reste toujours un projet de rationalité aussi longtemps que nous sommes dans le temps. La jonction entre le temps et l'éternité, entre la vérité et le bien est assurée par la conscience des sujets en dialogue pour l'édification du Bien Commun. La tâche essentielle est donc d'ordre éthique. Pour l'avènement de l'autonomie de la personne par rapport à l'héritage ancestral, il est indispensable que l'ancêtre lui-même soit reconnu comme un sujet posant le premier chaînon d'une chaîne de transmission d'humanité. Si cet acte s'accomplit par d'authentiques sujets responsables, alors la « chose transmise » est mise à distance par rapport à l'ancêtre qui, du coup, est soumis lui aussi à la juridicité de la vérité et de la valeur. Il faut interroger nos ancêtres éponymes.
L'universalité recherchée de la raison s'étend ainsi jusqu'à l'empire des morts. L'autonomie de la personne devient une tâche.
Nous sommes alors en mesure de trouver les raisons profondes de notre défaite : elles ne sont pas en dehors de nous, dans l'autre, colonialiste et impérialiste, mais en nous, dans notre projet anthropologique affecté d'une tare éthique qui ne saurait être constitutive, mais seulement historique et conjoncturelle. C'est l'avenir qui nous rendra notre passé : cela veut dire concrètement que c'est dans l'horizon éthique que se trouve la chance ou la grâce de la culture. Il appartient à notre génération de décider de ce qui de notre passé peut survivre parce qVil en est digne. Cette décision n'est pas arbitraire, elle est soumise à la juridiction de la vérité. Ne peut et ne doit survivre que le plus rationnel, le plus moral, le plus beau, le plus transcendant, le plus respectueux de la vie. Tout homme porte en lui assez de lumière pour le savoir, et assez de force pour y adhérer ; c'est pourquoi la relativité des traditions, non plus seulement du fait du pluralisme des traditions-mais de l'éclatement de toutes les traditions avec l'avènement de la raison critique, n'entraîne guère le relativisme. La vérité argumentative reste l'instance dirimante pour les opinions ; elle l'emporte sur la vérité consensuelle.
Nous ne sommes pas livrés, pieds et mains liés, à l'impérialisme des conjonctures historiques ; il existe une vérité et nous sommes constitutivement ouverts sur elle avant de nous mettre à l'articuler en propositions. Il y a un ordre éthique antérieur à la démocratie et qui possibilise l'Etat de droit.
Cette soumission de notre projet anthropologique ou projet culturel à la juridiction de la vérité nous habilite alors à soumettre l'histoire que l'autre a eu à vivre avec nous au même critère éthique. Ainsi nous devons reconnaître la responsabilité africaine dans le commerce négrier qui fut l'entrée tragique et humiliante de l'homme noir dans l'histoire moderne. L'un n'achète que ce que l'autre vend. Si nous n'avions pas vendu l'homme noir, il n'aurait pas été acheté et traité comme un « être meuble » (3).
La nouvelle écriture de l'histoire africaine ne sera possible que sur fond d'interpellation de notre anthropologie par l'éthique en horizon de morale. Une des tâches essentielles qui se profile alors est celle du recensement de nos interdits pour les critiquer non seulement au regard des exigences actuelles du développement, mais encore au regard des exigences morales universelles. Si les impératifs moraux sont universels et en principe valables pour tous les hommes, les impératifs de développement sont conjoncturels et particuliers, ils sont une stratégie de maîtrise individuelle et communautaire du milieu écologique et de l'environnement social et spirituel, ce sont des impératifs éthiques.
Cette première dimension de la tâche de repenser notre rapport à la mémoire culturelle appelle celle de penser le projet d'existence africaine dans le contexte de la modernité scientifique et technique désormais incontournable ; elle appelle aussi celle d'organiser la retranscription de toutes les traditions de ce que nous pouvons appeler nos filons culturels qui coïncident avec nos filons humains remontant tous à nos Ancêtres Fondateurs, ce que l’Aja-Fon appelle Ako, le Yoruba Eriki.
Les croyances religieuses traitées en rapport avec les défis du développement ne se comprennent que dans le milieu culturel global où prennent figure des oeuvres culturelles. Nous allons à présent envisager le rapport des chefs de tradition et des héritiers aux œuvres culturelles africaines
b. Chefs de tradition, Héritiers et oeuvres de culture.
Nous venons d'introduire, au paragraphe précédent, deux concepts inséparables l'un de l'autre et que le Mewihwndo a proposés en dépendance de sa théorie de l'intellectuel communautaire : ce sont les concepts de filon humain et de filon culturel. Ils nous permettent de saisir les chefs de tradition comme des figures d'intellectuels communautaires. Tout filon humain a son point de départ dans une figure d'ancêtre fondateur, lequel, même s'il n'a pas été l'inventeur de quelque maîtrise nouvelle de l'environnement en tant que biologiste ou pharmacologiste par exemple, a toujours institué une tradition éthique de formation de l'homme. Si nous retenons que l'homme est le chef-d’œuvre de la nature comme de la culture, alors tout chef de tradition transmet au moins un projet d'humanité. A ce titre, il est chef d'un filon culturel. La question essentielle à laquelle il est confronté, est celle de l'ouverture de la tradition éducative particulière dont il est responsable à toute la diversité des autres projets d'humanité amenés par l'Occident. Il devra alors s'efforcer, avec les descendants de l'ancêtre qu'il représente, de penser à nouveaux frais à quelles conditions l'ouverture à l'enrichissement universelle ne sera pas la renonciation pure et simple de soi. Il s'agit pour lui d'apporter la contribution qui est celle de son filon humain au rendez-vous du donner et du recevoir en sachant que l'on ne reçoit véritablement qu'en donnant ou tout au moins qu'en se préparant à donner. Si, avec l'instauration de la démocratie pouvait s'opérer une telle refonte générale de nos traditions, le meilleur de la Tradition aurait toutes les chances de survivre. Quelque chose de l'ancien projet devra nécessairement mourir à ce carrefour de la pro-vocation à l’élargissement Dans cet horizon, il est permis de parler de la libre circulation des différences sans imposition arbitraire d'un modèle culturel au détriment des autres et sans enfermement mesquin sur de petits particularismes. Chacun vivrait sa différence comme incitation des autres à la plus grande générosité.
Nos mythologies doivent le céder à la raison critique tout en sauvegardant le mythe qui est irréductible. Nos rites, qui étaient l'ouverture vécue de l'individu concret et du groupe dans son ensemble au monde de l'invisible, seront soumis à un nouvel examen, puisque, comme nous le disons plus haut, l'ancêtre lui-même est devenu un individu humain saisi comme un médiateur entre le temps et l'éternité, le visible et l'invisible. Le terme Aja-Fon qui sert précisément à désigner cet individu hors-temps et qui est pourtant du temps, est, de manière significative, ambiguë : Toxwyo. Il signifie aussi bien Nu € to xwyo, bo no x\vyo e ; que To e xwyo e. Cela veut dire d'une part : « ce que le père et la mère ont adoré » ; d'autre part : « le père adoré » ; les exigences de la raison critique qui veut néanmoins respecter la transcendance nous amènent naturellement à remettre en question le statut de ce concept fondateur de la religion chez nous et ailleurs en Afrique. Il est de notoriété universelle en effet que la religiosité africaine est très marquée par le culte des ancêtres.
Le débat inter-religieux s'ouvre alors à ce niveau et si tous les partenaires acceptent la médiation de la raison, il a des chances d'être pacifique. Tout Africain se tourne avec raison vers le passé culturel avec une égale prétention à en être l'héritier. Les gestionnaires de la tradition que sont les chefs coutumiers devraient faire en
sorte que le conflit des interprétations désormais ouvert, tant à partir de la raison critique qu'à partir des religions de type prophétique (christianisme, islam), débouche sur un consensus pour lequel seule, l'attitude éthique de service de la vie humaine est un facteur dirimant. L'œuvre des œuvres qui s'impose comme finalité au processus de démocratisation, c'est l'homme. Nous venons d'en souligner la condition fondamentale de la réussite, à savoir^l'avènement de chefs de tradition animés du souci prioritaire de l'éthique, du service désintéressé du Bien Commun, mais aussi d'héritiers respectueux du meilleur de la Tradition.
Ce nouveau type de chef de tradition et d'héritiers crée d'emblée le climat de liberté joyeuse où la jeunesse peut librement s'adonner aux conquêtes rationnelles, tant scientifiques que techniques et à la libre réinterprétation du patrimoine culturel de ses pères, sans désinvolture anarchique.
Si le chef de tradition ne veut pas assister impuissant au dépérissement de l'héritage dont il a la charge, il faut qu'il en accepte la remise en cause non seulement prophétique et éthique mais aussi rationnelle, toutes choses qui ne peuvent se réaliser que s'il renonce à l'ancienne violence fondatrice dont l'une des expressions osées est, rappelons-le : « Hennu o me yen no du » (l'ordre parental, pour se maintenir comme tradition n'hésite pas à sacrifier des personnes). C'est froidement dit et tragiquement effectué. La légitimité violente traditionnelle est contestée parce que contestable.
Le caractère obsolète de notre ancienne technologie doit être lui aussi rejeté au profit d'une technologie plus moderne qui a permis d'abriter, de nourrir et d'habiller infiniment plus d'hommes que l'ancienne. Notre technique a besoin d'être critiquée. Il est temps de nous pencher sur la forme spécifique de rationalité qui se trouve derrière nos outils techniques pour saisir les raisons de son piétinement mais aussi le point précis de jonction ou de rupture entre elle et la nouvelle forme de rationalité scientifique et technique : c'est la condition sine qua non du déblocage du processus de développement, si nous entendons celui-ci comme une maîtrise communautaire du rapport à l'environnement. L'Afrique traditionnelle, notamment le Bénin, a développé une gestion solidaire de la raison intellectuelle dans le tissu social. C'est, on s'en souvient, ce qui nous a poussé à proposer le concept d'intellectuel communautaire. La forme la plus adéquate d'hériter de l'interculturalité à l'avènement de la raison critique, nous semble être le développement de l'interdisciplinarité. Intellectuels communautaires et intellectuels universitaires devraient se donner la main pour un nouveau projet de développement plus rigoureux et plus cohérent.
Nous venons de considérer deux dimensions des œuvres de culture entendues au sens le plus vaste : la maîtrise du rapport interpersonnel grâce à l'éthique et à la mystique et la maîtrise du rapport à l'environnement grâce à la science et à la technique. Resterait le domaine très vaste auquel d'aucuns veulent réduire la culture : l'art. Il trouve son point de genèse dans la religion mais sa progressive autonomie doit être conquise, encore une fois par la méditation de l'éthique et non par une concession de bas étage à l'instinct mercantile. Nos œuvres d'art les plus sacrées sont aujourd'hui bradées sous l'appât du gain facile. Les responsables de la culture africaine que sont entre autres les chefs de tradition, devraient se pencher sur la question de concert avec tous les héritiers.
Puisqu'il s'agit de mettre les chefs de tradition et les héritiers en prise sur la question vitale du développement par le biais des croyances religieuses, il était indispensable d'envisager globalement les œuvres culturelles pour situer la religiosité et en voir l'impact sur le développement.
Celui-ci est la maîtrise du rapport à l'autre, au monde visible et invisible. Tout ce que nous avons dit jusqu'à présent tendait à le clarifier. nolj nous appliquerons maintenant à réfléchir sur le troisième paramètre qui est en fait la problématique du développement en tant que tel.
c. Chefs de tradition, Héritiers et milieu culturel.
Des trois catégories constitutives du Bien Commun : - le bien de la communauté, la communauté du bien et le bien de communion (4),- la première n'est pas une nouveauté pour des chefs de tradition sortant de la Cité antique, car ceux-ci constituent le pôle politique qu'avait affirmé le prince pour constituer l'ensemble structuré que nous avons appelé avec les Aja-Fon « To » et les Yoruba « llu ». Le prince, et les chefs qui concourent avec lui à incarner le pouvoir, était propriétaire de toutes les terres par achat symbolique qui n'est plus que la manière « civilisée » de faire perdurer l'acte premier de violence guerrière ou de fascination charismatique. Le droit de vie et de mort qui lui était reconnu et que partageaient ses chefs, est ce qui a été radicalement remis en cause à l'avènement du libéralisme avec l'affirmation des droits inaliénables de l'individu. L'égalité de tous a été dès lors reconnue et le pôle économique s'est distingué du pôle une poussière d'individus juxtaposés n'est évité que lorsque celui qui incarne le pôle politique et celui qui incarne le pôle économique s'ouvrent tous deux à cette dimension supérieure qu'est le pôle de la Valeur. L'allégeance du pôle politique à la Valeur le rend serviteur de l'homme. L'allégeance du pôle économique à la Valeur fait de lui le complément nécessaire au pôle politique toujours pour le service de l'Homme. La catégorie « Bien de la communauté » affirme la dimension de la hiérarchie. La catégorie « communauté du Bien » insiste sur l'égalité de tous en droit. La catégorie « Bien de communion » enfin rend possible la réciprocité des droits et des devoirs de chacun, quel que soit le rôle que l'on est appelé à jouer ; elle est l'espace de l'hommage à la Transcendance, à défaut duquel il ne peut exister que le Mal Commun. Dix-sept ans de marxisme-léninisme nous l'ont suffisamment prouvé pour qu'il soit nécessaire d'insister encore.
C'est pour un exercice ordonné des droits de l'homme que les sociétés démocratiques ont distingué les trois pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Les Chefs de la tradition et les héritiers devront penser leurs relations respectives à chacun de ces pouvoirs. Ce nouvel effort éthique de positionnement par rapport à ses trois instances sera une aide majeure apportée au processus démocratique en cours ou tout simplement au développement, car l'homme est d'abord un être spirituel, et les conditions nouvelles de sa spiritualité ont besoin d'être pensées en profondeur et dans la paix. L'homme est un animal mystique mais aussi politique. Un ancien rapport d'intégration harmonieuse entre ces deux dimensions est en train de mourir et c'est ce qui explique le succès actuel des spiritualités venant même de l'Orient le plus lointain. Il s'agit pour gestionnaires et héritiers de l'ancien ordre des choses de ne pas s'épargner l'effort d'une nouvelle intégration harmonieuse. Le réussir, c'est apporter la meilleure contribution au développement. Le surcroît étonnant de cas de dépression et de folie dans nos sociétés africaines et béninoises est un indice sociologique, on ne peut plus clair, du traumatisme intérieur de l'homme noir à ce tournant historique. Retrouver une spiritualité et une mystique en fidélité critique avec la forme africaine traditionnelle, c'est trouver le socle sur lequel il est possible d'édifier la modernité africaine. Nous sommes ainsi amenés à la troisième et dernière partie de notre exposé où nous tenterons de préciser le status et le rôle nouveaux du chef de tradition et de l'héritier.
3. Redéfinition des status et rôles des chefs de tradition et des héritiers.
Nous n'avons cessé de donner en passant les indications que portait en creux notre exposé. A présent, il s'agira d'une présentation plus systématique en horizon du développement qui est l'objectif visé par le processus de démocratisation en cours chez nous. Naturellement il est impossible de tout dire. Nous allons donc serrer de près.
La religion a été, partout et depuis que les hommes existent, le creuset de toute culture humaine. C'est par un lent processus de différenciation que chacun des domaines de la culture a conquis son autonomie. Cette progressive émancipation des différents champs de la culture a pris par la suite des allures d'opposition à mort et de polémique sans merci avec l'avènement de la raison critique scientifique et technique. Mais déjà Socrate était accusé de corrompre la jeunesse, parce qu'il démystifiait les dieux de la Cité antique. Cela lui valut la mort. Et l'homme de foi dans la Bible constatait avec dépit : « L'insensé a dit dans son coeur : "il n'y a pas de Dieu. " » La pensée philosophique grecque et la foi prophétique juive avaient donc déjà entamé, de leurs points de vue différents, la belle unité de la Cité close, à telle enseigne que le processus de désacralisation et de sécularisation peut être lui-même attribué à la religion authentique qui est la matrice de toute culture.
Il doit exister un processus analogue d'affirmation simultanée de Dieu et de l'Homme en même temps que d'éclosion des champs de la culture à partir de l'acte spirituel majeur qui distingue l'homme de l'animal et qui est la religion. Le temps qui porte chaque chose à maturité est l'appel à la patience qui sait attendre pour recevoir ce que l'on accomplit. Le refus de son mystère est l'une des formes majeures de la faute et du péché. En réfléchissant sur le mythe du Legba du panthéon du Sud-Bénin, on ne manque pas d'être frappé par son impatience à être médiateur entre le Ciel et la Terre, quand il pousse la vieille • ménagère/ à provoquer l'éloignement du Ciel de la Terre.
Dans l'espace comme dans le temps, il semble qu'on ait affaire au même processus d'émancipation progressive. C'est une courte vue des choses qui a poussé Feuerbach à dire que l'homme était créateur des dieux, si du moins, nous nous en référons à la Bible qui porte le double témoignage de la création de l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu et d'une polémique sans merci contre les faux dieux. La lutte contre les faux dieux engendre l'homme libre qui seul est capable de reconnaître le vrai Dieu. Les prophètes travailleront au maintien de cette double exigence jusqu'à l'avènement du Christ qui a demandé de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. De la sorte, il affirmait à la fois, la liberté de l'homme et la souveraineté de Dieu : elles ne sont pas sur le même plan et ne sauraient donc être exclusives l'une de l'autre.
La Cité antique grecque comme la Cité antique africaine tombent largement sous le coup de l'accusation feuerbachienne que K. Marx fera sienne : « la religion est l'opium du peuple. » Les dieux semblent n'avoir de fonction que la légitimation sacrée de la volonté de puissance du prince, de l'ordre de la Cité. Ils ont pour fonction de clore la société. Ceci vaut du panthéon grecque et latin comme des panthéons béninois dans leur rapport architectonique à l'ordre politique. Dans cet horizon qui est loin d'épuiser l'essence de la religion authentique, l'on peut comprendre que l'homme ne puisse s'affirmer et se développer que par négation des dieux. Les croyances religieuses peuvent alors représenter un frein au développement. Nous avons montré la portée anthropologique, éthique et politique de l'engagement du sujet qui constitue la religion : « Me we noylo... »
La jeune formation africaine et béninoise qui a pris et gardé le pouvoir pendant ces 17 dernières années a cru devoir afficher son athéisme dans la lutte contre ce qu'elle a appelé la «féodalité et l'obscurantisme. » Entre temps, elle s'est aperçu que cette féodalité détenait un pouvoir dissuasif occulte. Elle a fait alors un compromis tacite avec elle. Ceux d'entre nos sages intellectuels communautaires qui ont pu céder à l'appât du gain ont montré avec leurs complices de la jeune formation que la religion traditionnelle pouvait n'être effectivement par quelque côté qu'une idéologie, qu'une légitimation sacrée de l'ordre politique. Ainsi, on peut affirmer, de ce point de vue, que la politique est au-dessus de la religion. Or il n'en est pas ainsi...
La mise en débat de nos traditions entre gestionnaires et héritiers représente une chance inouïe pour la survie ou la vie tout court de la tradition culturelle du Monde Noir. Tout notre développement jusqu'à présent s'est appliqué à faire saisir les chefs de tradition et les héritiers dans le cadre relationnel global de leur insertion. Puisque ce cadre global est moderne, il comporte au moins deux paramètres que nous voulons envisager pour terminer : le paramètre rationalité critique et le paramètre prophétisme.
Dans la dynamique du provisoire et donc de la modestie qui doit caractériser nos débats, on peut proposer la double relation dialectique des anciens et des jeunes, de la tradition et de la modernité, sous le double rapport précis de l'intellectuel communautaire et de l'intellectuel interdisciplinaire.
La raison organique à pertinence communautaire mais limitée qui monte du passé rencontre la raison critique interdisciplinaire consciente de ses limites. Sur la base des recherches patiemment menées depuis 1970 par les intellectuels communautaires et les intellectuels interdisciplinaires (alias universitaires) au sein du Mewihwendo/Sillon Noir, on peut considérer les chefs coutumiers ou mieux chefs de tradition comme l'instance politique de la triple articulation des intellectuels communautaires de jadis. Ils incarnent le principe hiérarchique et imposent une relation de subordination aux deux autres instances de l'ensemble systémique de l'intellectualité communautaire. Ces deux instances sont d'une part les doyens d'âge, têtes de filons humains qui sont simultanément des filons culturels, d'autre part les inventeurs-conservateurs de maîtrise de l'environnement cosmo-biologique pour le service de la vie humaine.
En attendant une vérification (confirmation ou infirmation) dans les autres chefferies de cette structure de l'organisation à pertinence limitée de la raison dans la société traditionnelle que nous avons mise au point à partir de l'univers aja-fon, nous proposons de retenir la triple articulation de la raison sociétale que voici :
- Pôle politique
- Pôle économique : Personnalités corporatives gérant des vies humaines (maîtrise du temps par la religion)
- Pôle économique : Personnalités corporatives gérant les jonctions heureuses de la vie physico-spirituelle des individus avec l'environnement cosmo-biologique (maîtrise de l'espace par le magico-religieux).
Il apparaît donc que le pôle politique se détache par rapport aux deux autres pôles que nous avons regroupés ensemble comme constituant un unique pôle : le pôle économique c'est-à-dire le pôle de la juxtaposition dans l'égalité de toutes les personnes corporatives marquantes de la Cité antique. Nous ne voulons guère nier par là le jeu dialectique qui a dû exister aussi entre gestionnaires des personnes et gestionnaires des acquis culturels, mais prendre en compte pour la clarté du débat ce que la sentence déjà citée a de sociologiquement pertinent : « E nyi Kuyito to do te, bonu Vodun to do te o, Danxome to ko gba de a» (Aussi longtemps que tiennent en cohérence l'organisation du monde des défunts et celle du monde des Vodun, l'ensemble politique structuré qui s'appelle Danxome n'est pas cassé). Comme ce texte le montre, l'ordre politique est une structure dont les sources sont l'Univers des morts et l'Univers des Vodun. Le roi et les chefs qui participent du pouvoir politique avec lui ont barre sur la jonction entre ces deux univers. Ils ont donc le contrôle de l'imaginaire collectif par ces deux sources constitutives : la mort et la question angoissante de l'au-delà du temps, l'espace et les potentialités de vie qui en font le lieu des hiérophanies. Les doyens d'âge qui sont figures d'ancêtres fondateurs (Toxwyo) gèrent la religiosité fondamentale qui se présente comme l'anamnèse de l'originaire s'ouvrant au c$eur du culte du souvenir le plus cher. Ils sont irréductibles dans la vision des choses africaine. L'espace des enclos parentaux est entre leurs mains et le pouvoir politique royal les respecte en tant que tels, comme en fait foi notre sentence des libertés en alliance. Toute la tradition éducative qui repose sur la conception de l'homme comme être du mémorial est un bien précieux que la raison organique au coeur de la Cité antique a respecté et valorisé. L'Aja-Fon appelle ces doyens d'âge Hennudaxo. Les détenteurs de connaissance de jonctions heureuses de la vie physico-spirituelle des individus avec le milieu écologique sont tous des intellectuels communautaires inventeurs ou conservateurs auxquels le savoir a conféré un pouvoir aussi réel qu'aux deux premières instances.
Voilà, semble-t-il, la structuration de la raison sociétale montant de la tradition vers la modernité. De cette modernité nous allons retenir deux paramètres : la rationalité critique et le prophétisme.
La manière ouverte ou fermée dont les chefs coutumiers et traditionnels accueilleront ce double défi que n'ont pas connu nos pères décidera de leur stimulation ou de leur blocage du processus de démocratisation, ou d'avènement de l'homme comme conscience éthique portant le monde : Gbe-to.
Pour faire bref, nous rappellerons la problématique puissamment développée par Cheick Hamidou Kane dans l'Aventure Ambiguë. Les Chefs de tradition d'humanité et de projet de société, ont envoyé leurs fils et leurs filles à l'école pour aller connaître depuis l'organisation de la raison blanche la cause de notre défaite et « l'art de vaincre sans avoir raison ». Mais nous savons que Samba Diallo est tombé sous le coup de poignard du fou lui ordonnant impérativement de prier.
II l'a poignardé parce qu'il a refusé de prier. Mais ce fou est en fait la projection visible du fond religieux de l'humanité noire et de toute humanité. L'âge démocratique et de médiation rationnelle du rapport à la tradition exige la recherche communautaire et pacifique du sens ultime de l'existence individuelle et sociale.
La problématique de Cheick Hamidou Kane est à dépasser. La tradition ne doit pas continuer à dévorer sa descendance comme le fou assommant l'héritier revenant de sa longue quête de la raison, ou comme le sage intellectuel communautaire affirmant chez les Aja-Fon, confirmé du reste dans toutes nos ères culturelles : « Hennu o me jen no du » (Toujours, la structure parentale en tant que tradition d'humanité tue l'enfant en divergence fondamentale de point de vue).
Si nous savons nous y prendre et situer très haut l'idéal éthique de service au-dessus du partage immédiat du pouvoir qu'est la politique partisane, nous pourrons faire naître une authentique interdisciplinarité au coeur de l'interculturalité qui est le mode d'existence de nos filons humains et culturels. L'homme éthique que doivent s'efforcer d'être gestionnaires et héritiers est seul en mesure de déterminer quelle continuité donner à la triple articulation de la raison à l'œuvre dans la société. Cette détermination, que nous sommes invités à poursuivre, est en acte la redéfinition des status et rôles des chefs de tradition et des héritiers. Il faut dire pour terminer que les croyances religieuses sont de la culture comme héritage de tous les fils. Elles doivent passer par le feu croisé du conflit des interprétations. L'ère démocratique et de raison critique l'exige ; l'exige davantage encore, la dimension prophétique de la
religion qui est contestation de toutes les idoles pour l'affirmation de l'homme libre qui seul peut vraiment adorer le Dieu Vivant et ainsi être pleinement développé
CONCLUSION
Une réflexion de la nature de celle que nous venons de mener ne supporte pas une conclusion. Cependant, comme nous sommes tous à la quête de quelques principes éthiques de différenciation entre le culturel et le cultuel dans nos traditions, nous voudrions esquisser quelques interrogations propres à nous acheminer vers la formulation communautaire de tels principes. Fidèles cependant à la dynamique de deux réflexions philosophiques qui ont le plus marqué l'âge moderne, à savoir, celles de Kant et de Max Scheller, nous affirmons que notre style interrogatif n'est pas une volonté d'extériorité par rapport aux valeurs en cause. Nous ne voulons en effet rien affirmer que nous n'aimerions voir assumer par tout homme, comme nous aimerions aussi que la flamme de fond des valeurs qui nous brûle se propege.
Comme teus les héritiers qui aiment leur peuple, nous sommes engagés pour la défense et l'illustration de la race noire. Tout doute porté sur l'humanité nègre nous atteint profondément. Nous n'avons pas pu exhiber nos lettres de créance en matière de science, de technologie avancée ou de moyens de « vaincre sans avoir raison », Mais tout le monde parle de la terre africaine depuis l'Antiquité la plus reculée comme d'une terre vraiment religieuse. On sait que dans les écrits d'Homère, les dieux se félicitent d'aller en villégiature chez les Maures et les 'Ethiops parce qu'ils étaient sûrs d'y recevoir en nourriture beaucoup de viande grasse. Et l'une des plus belles expressions de la présence noire dans l'histoire du peuple élu est celle de la femme noire affirmant sa beauté qui plaît à Dieu malgré sa couleur. Nous voudrions pouvoir exhiber nos lettres de religion. Mais il ne se passe pas de jour que les propres fils et filles de cette terre des dieux ne porte de doute sur l'humanité de certaines de nos institutions religieuses. Nous aimerions être fixés. Qu'en est-il exactement des rapts de jeunes filles, des séquestrations forcées d'enfants et déjeunes gens dans les couvents vodun ? Si la religion vraie ne peut consister que dans le libre hommage de nos personnes au Dieu vivant, en quoi réside la foi de nos pères ? En quoi réside la foi des gestionnaires actuels de nos religions traditionnelles ? La question dramatique et pressante est de savoir le lien entre liberté et foi selon nos ancêtres. Y a-t-il eu déviation, chemin faisant ? Et comment corriger le tir ? Car les libertés sont en détresse. Elles sont paniquées. Comment peuvent-elles adorer dans ces conditions ? Nous voudrions que nos magistrats répondent à ces questions pour nous. Car ils ne sont pas sans ressentir le malaise profond qu'il y a dans le peuple dont ils sont les représentants.
Dans l'ère de Renouveau Démocratique, on entend parler de choses que le régime défunt, malgré ses limites, s'était efforcer d'abolir. La liberté démocratique serait-elle uniquement pour les plus forts, les plus nantis, les plus « considérables » ? Un appel presque désespéré est lancé à l'humanité de chacun d'entre nous pour que, sans délai, nous fassions les recherches qui permettront de préciser les rumeurs qui salissent la personnalité béninoise et qui font douter de notre humanité.
Tant d'enquêtes dans ce pays tournent court mais celles qui concernent la liberté de plus 80 % de la population, devraient déboucher comme il y a deux ans et demi sur une Conférence Nationale qui ne serait rien moins que les Etats Généraux des libertés sinistrées. Peut-être alors serait-il possible pour nous tous de dégager ensemble les principes éthiques de différenciation entre foi et culture, et les principes de coordination entre religion et liberté. Avant cela, nous craignons que l'ère démocratique ne soit qu'un nouveau marché de dupe parce que le développement tant souhaité serait compromis faute de libération des véritables forces vives de la Nation.
Cotonou le 14 septembre 1992
Mewihwendo/Le Sillon Noir
Sillon noir (Mêwihwêndo), de l’Abbé Barthélemy Adoukonou
(1). Lettre pastorale des Evoques du Bénin : Les exigences de la démocratie, Abomey 1992, p. 10.
(2). P. RICOEUR, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964, p. 344
(3). (Cf. Le Code noir art. 44).
(4). FESSARD, G., Autorité et Bien Commun, Paris, Aubier-Montaigne, 1965.
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